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Je suis l’un des derniers témoins d’un art qui meurt. L’amour qui l’inspira s’est épuisé. Les merveilles du passé glissent au néant, rien ne les remplace et tout à l’heure nous serons dans la nuit. Les Français sont hostiles aux trésors de beauté qui glorifient leur race, et sans que personne intervienne pour garder ces trésors, ils les frappent, ils les brisent, par haine, par ignorance, par sottise, ou, sous prétexte de les restaurer, ils les déshonorent.

(Ne me reprochez pas d’avoir déjà dit tout cela : je voudrais le répéter sans cesse, aussi longtemps que persistera le mal !)

Hélas ! elles ne renaîtront pas des cendres que nous en faisons, ces merveilles !

Que j’ai honte pour mon temps ! Que l’avenir m’épouvante ! Je me demande avec horreur quelle est, dans ce crime, la responsabilité de chacun. Ne suis-je pas maudit, moi-même, avec tous ?


Et aussi, devant ce qui subsiste encore de cette beauté condamnée, mon esprit s’effraye. Mais cet effroi participe de l’extase.

Le soleil ne fait pas tout apparaître à la fois : quel spectacle admirable ! Mais qu’il est mystérieux !

Sur ces faces, si simples dans leur grandeur, mon attention se concentre. Je voudrais comprendre tout de suite, et je sens qu’il faudrait, pour y parvenir, me modifier profondément moi-même, acquérir plus d’énergie, plus de fermeté, me soumettre à une rigoureuse discipline. C’est bien difficile !… Je m’élance vers la merveille, pour l’étreindre et la pénétrer. Mais ces violences la rebutent. Elle commande le calme, la retenue, en un mot la Force, étant forte elle-même. — Et j’entends la leçon. Je pars ; je reviendrai. Du moins, j’emporte une vision sublime, qui, peu à peu, cessera de m’étonner, me permettra de la comprendre.

Il faut que les grands sentiments prennent racine avec lenteur, se raisonnent et deviennent peu à peu parties intégrantes de la vie de notre sensibilité et de notre intelligence. Les grands arbres aussi veulent beaucoup de temps pour se développer. Et cette architecture, cette sculpture sont justement comparables aux arbres, dont elles partagent la vie en plein air.