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sionnelle est le langage naturel de ces figures tourmentées, comme la tragédie grecque était le langage naturel des statues grecques ; de ces statues à ces figures il y a toute la distance qui sépare cette tragédie et cette musique.

Rodin crut d’abord, avec ses meilleurs maîtres, que la statuaire est expression et mouvement. N’était-ce pas aussi, en effet, la conviction du grand artiste qui fit le haut-relief de l’Arc de Triomphe ? Rodin chercha donc et trouva de nouveaux moyens d’expression et de mouvement. Personne avant lui n’avait ainsi fait vibrer la surface des corps, jouer les articulations, ramper la vie de muscle en muscle, frissonner un épiderme au contact d’un autre épiderme. Art réaliste absolument, mais qui surprenait la réalité dans ses retraites profondes. Il cherchait la vie à l’intérieur des corps, et les ondulations des surfaces modelées n’étaient que les « repoussés » des organes dont elles trahissaient la présence réelle et cachée.

Pourquoi les premières manifestations de cet art effarouchèrent-elles le public ? Il sommeillait, au ronronnement des professeurs qui prêchaient un « idéal » classique issu de la Renaissance italienne, une convention gréco-romaine, à la fois déclamatoire et placide : et ce sincère recours à la nature bousculait toute cette fausse doctrine. Bien que l’accusation de moulage sur nature fût absurde — puisqu’il n’y a rien de plus artificiel que le résultat de ce moulage, puisqu’il a pour inévitable effet d’interrompre le mouvement, les proportions, la vie, exactement comme la photographie, — elle ne laissait pas de suggérer assez nettement l’espèce de malaise que l’Âge d’airain et le Saint Jean prêchant causaient à leurs détracteurs. Ce n’était pas moulé sur nature, non ; mais c’était copié sur nature avec une magistrale fidélité ; c’était nature, trop nature ; cela criait le désir unique de répéter le frisson de la nature, sans aucun égard au catalogue classique des poses, sans aucune préoccupation de style académique, et voilà ce qui ne pouvait se supporter. Si la calomnie se résolvait, comme on voit, en louange, la louange elle-même, incomplète, altérait la vérité. Il avait copié la nature, mais tout entière, celle qui est visible dans la statue vivante, et celle-là aussi que cette statue évoque et qui est sensible en elle par des reflets. C’est ce qu’il voulut faire entendre quand, impatienté de toutes ces clameurs d’aveugles, il répliqua : « Ai-je donc moulé aussi le désert ? » Ce mot — qui fut dit à propos du Saint Jean — jetait une vive clarté sur les intentions de l’artiste : il voulait exprimer, non pas seulement la réalité immédiate, mais plutôt cette réalité seconde que donne seule l’atmosphère, — et cela dépassait de loin le programme du simple réalisme.