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Pour ceux qui s’occupent d’esthétique, il existe trois figures du grand homme tout à fait distinctes : — 1° Celle du superbe général de l’armée d’Italie : petit, mince, maigre, pâle, avec de longs cheveux plats retombant sur les épaules comme une crinière de lion ; c’est celle qu’on a entourée des mots bibliques : Inter fulgura surgens et tonitrua, sortant d’entre les foudres et les tonnerres. — 2° Celle du lendemain d’Austerlitz, le victorieux, sacré, couronné, dominant l’Europe et, comme l’a dit un vieil aède, posant ses pieds sur le bandeau des rois. Il est toujours pâle, mais engraissé. Il a pris du ventre ; il a les joues pleines, un peu comme Tibère. — 3° Enfin, celle du prisonnier des Anglais.

En cinq ans, il a vieilli dans la proportion d’un quart de siècle. Le feu du génie s’est assoupi. Coiffé d’un chapeau de paille pour se garantir du soleil dardant sur ce roc pelé de Sainte-Hélène, il n’existe plus que d’une vie végétative. Il dit au général Bertrand : « J’ai perdu mon regard d’aigle. » Il a tout perdu depuis qu’il n’a plus à contrecarrer qu’un geôlier, sir Hudson Love. Il a presque la figure atone d’un bourgeois de la rue du Sentier, qui s’est retiré des affaires pour aller planter ses choux à Bougival, auprès d’Emile Richebourg.

Or, ces trois figures, rassemblez-les, jetez-les dans le creuset où Benvenuto Cellini a fait fondre son Persée, et il en sortira la tête du comte Léon.