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LE THÉATRE ET LA PESTE

c’est moi qui vous jetterai cet amour à la face, qui vous aspergerai du sang de cet amour à la hauteur duquel vous êtes incapables de vous élever.

Et il tue son amante et lui arrache le cœur comme pour s’en repaître au milieu d’un festin où c’est lui-même que les convives espéraient peut-être dévorer.

Et avant d’être exécuté, il tue encore son rival, le mari de sa sœur, qui osa s’élever entre cet amour et lui, et il l’exécute dans un dernier combat qui apparaît alors comme son propre sursaut d’agonie.


Comme la peste, le théâtre est donc un formidable appel de forces qui ramènent l’esprit par l’exemple à la source de ses conflits. Et l’exemple passionnel de Ford n’est, on le sent très bien, que le symbole d’un travail plus grandiose et tout à fait essentiel.

La terrorisante apparition du Mal qui dans les Mystères d’Éleusis était donnée dans sa forme pure, et était vraiment révélée, répond au temps noir de certaines tragédies antiques que tout vrai théâtre doit retrouver.

Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit.

Comme la peste il est le temps du mal, le triomphe des forces noires, qu’une force encore plus profonde alimente jusqu’à l’extinction.

Il y a en lui comme dans la peste une sorte d’étrange soleil, une lumière d’une intensité anormale où il semble que le difficile et l’impossible même deviennent tout à coup notre élément normal. Et l’Annabella de Ford, comme tout théâtre vraiment valable, est sous l’éclat de cet étrange soleil. Elle ressemble à la liberté de la peste où de degré en degré, d’échelon en échelon, l’agonisant