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L’INFIRME DIVINISÉ

supporter une jambe en bois ni un bras postiche, et il s’était, en peu de semaines, accoutumé à sautiller au lieu de marcher.

Les voisins et les passants regardaient curieusement cet infirme qui, en se promenant, paraissait sauter à la corde, et cette sorte de danse communiqua à son intelligence une telle vivacité que le renom de son esprit, de l’à-propos de ses réparties, de la finesse de ses plaisanteries se répandit très vite. On venait le voir, l’interroger non seulement de Toulon, mais encore de tous les villages environnants, et l’on comprit bientôt que cet homme, nommé Justin Couchot et qu’on ne tarda pas à surnommer l’Éternel, avait, avec ses membres de gauche, entièrement perdu la notion du temps.

Les deux mois qu’il avait passés sans connaissance avaient aboli en lui tout souvenir de sa vie antérieur à l’accident dont il était sorti estropié, et s’il avait retrouvé en partie l’usage du langage qu’il entendait autour de lui, il lui était maintenant impossible de relier entre eux les divers évé-