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LE DÉPART DE L’OMBRE

pascal, sauveur, ou me donnaient d’autres noms chrétiennement flatteurs.

« Et je me souviens très nettement d’un homme en redingote et sans chapeau qui se tenait au premier rang de la foule. Il paraissait triste et accablé et tandis qu’elle s’écoulait, je vis, qu’au soleil, cet homme n’avait point d’ombre. Vite et discrètement, il sortit un revolver de sa poche et se tira une balle dans la bouche.

« Épouvanté, je regardai un moment les gens emporter le cadavre ; ensuite je cherchai ma mère, mais je ne la retrouvai pas et je retournai seul au logis où elle ne rentra pas cette nuit-là.

« Le lendemain, quand ma mère fut de retour, mon père lui fit des reproches que nous trouvâmes très mérités mes sœurs et moi. Mais il se tut bientôt lorsqu’elle eut prononcé durement quelques paroles que je ne compris pas.

« Mon oncle Penso, le rabbin, vint le soir, il était irrité contre mes parents qui m’avaient laissé tenir le lotto. — J’ai vu David, disait-il, il était pareil au veau d’or que nos maîtres adorèrent en l’absence de Moïse. J’attendais l’instant où les gagnants organiseraient des danses autour de David. — Et ces objurgations étaient mêlées de citations de Maïmonide et du Talmud. »