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Jolie bizarre enfant chérie
Je touche la courbe singulière de tes reins
Je suis des doigts ces courbes qui te font faite
Comme une statue grecque d’avant Praxitèle
Et presque comme une Ève des cathédrales
Je touche aussi la toute petite éminence si sensible
Qui est ta vie même au suprême degré
Elle annihile en agissant ta volonté tout entière
Elle est comme le feu dans la forêt
Elle te rend comme un troupeau qui a le tournis
Elle te rend comme un hospice de folles
Où le directeur et le médecin-chef deviendraient
Déments eux-mêmes
Elle te rend comme un canal calme changé brusquement
En une mer furieuse et écumeuse
Elle te rend comme un savon satiné et parfumé
Qui mousse soudain dans les mains de qui se lave

Jolie bizarre enfant chérie
Je goûte ta bouche ta bouche sorbet à la rose
Je la goûte doucement
Comme un khalife attendant avec mépris les Croisés
Je goûte ta langue comme un tronçon de poulpe

Qui s’attache à vous de toutes les forces de ses ventouses

Je goûte ton haleine plus exquise que la fumée
Tendre et bleue de l’écorce du bouleau
Ou d’une cigarette de Nestor Gianaklis
Ou cette fumée sacrée si bleue
Et qu’on ne nomme pas

Jolie bizarre enfant chérie
J’entends ta voix qui me rappelle
Un concert de bois musette hautbois flûtes
Clarinettes cors anglais
Lointain concert varié à l’infini
Tu te moques parfois et il faut qu’on rie
Ô ma chérie
Et si tu parles gentiment
C’est le concert des anges
Et si tu parles tristement c’est une satane triste