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LE MYTHE DE VÉNUS

Il faut dire, pour être juste, qu’Aphrodite était loin d’avoir toujours en Grèce ce caractère déshonnête. Dans un certain nombre de lieux, à Sicyone, à Égine, en Achaïe, à Athènes, elle était adorée sous le nom d’Aphrodite-Uranie, c’est à-dire céleste, comme une divinité pure et chaste, présidant au mariage légitime. Sans doute on peut voir là une protestation de cette honnêteté relative qui est l’honneur de la race grecque et qui tranche si sensiblement avec la brutalité sensuelle des races asiatiques ; mais cette conception élevée de la déesse pouvait aussi, par certains côtés, se rattacher au mythe oriental. Hérodote (i, 105) nous apprend que les Phéniciens donnaient déjà à leur Astarté le nom d’Uranie ; à Paphos on l’appelait Aerias, ce qui sans doute a le même sens^^1. Si elle présidait aux phénomènes de la génération, de la reproduction des êtres animés, ils voyaient pourtant en elle quelque chose de plus. C’était la Reine du ciel, et voilà pourquoi ils l’identifiaient parfois à la lune. En réalité elle était pour la Syrie et la Phénicie une grande déesse, comme Cybèle pour la Phrygie, Bilit et Istar pour l’Assyrie. Pendant que le vulgaire connaissait surtout l’Astarté et l’Aphrodite des courtisanes, on comprend que les âmes plus élevées se soient attachées de préférence à cette autre conception. La déesse se confondait alors avec la nature, avec la puissance créatrice et ordonnatrice du monde. Les philosophes grecs, notamment, s’emparèrent de cette idée. Ils tirent d’Aphrodite la beauté divine. Les Orphiques l’appelèrent l’Âme de Zeus ; ils virent en elle le principe même de l’attraction qui relie toutes les parties de l’univers. Le poète philosophe Parménide, dans de beaux vers que nous avons encore, la représente comme l’âme du monde, régnant sur l’univers entier, et Lucrèce, qui lui emprunte cette grande image, traduit mot à mot ses propres paroles dans ce vers si connu qu’il adresse à Vénus :

Quæ quoniam rerum naturam sola gubernas.

Mais des idées si sublimes ne pouvaient être embrassées, même en Grèce, que par un petit nombre d’esprits d’élite. Entre les deux extrêmes opposés, l’Aphrodite de la débauche (ils l’appelaient Pandémos, ou populaire) et celle des philosophes, la généralité des Grecs parait avoir surtout adoré dans

1 Tacite a cru qu’Aérias était le nom du fondateur du temple. (Hist., II, 3).