Page:Annales d’histoire économique et sociale - Tome 1 - 1929.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.

L’INSTRUCTION DES MARCHANDS AU MOYEN ÂGE

Tout commerce quelque peu développé suppose nécessairement, chez ceux qui s’y adonnent, un certain degré d’instruction : on ne le conçoit pas sans la pratique tout au moins de la correspondance et du calcul. Il arrive évidemment que la passion du gain servie par le génie des affaires suffise, grâce à la faveur des circonstances, à pousser çà et là un illettré à la fortune[1]. Chacun en pourrait citer des exemples. Mais ces exemples ne prouveraient rien. Dans une époque de développement économique avancé, l’ignorance du parvenu n’est que très relative. Il supplée, par les collaborateurs qu’il emploie et qu’il dirige, aux connaissances qui lui font défaut.

On peut affirmer que l’instruction des marchands à une époque donnée est déterminée par l’activité économique de cette époque. Elle en est même un indice certain. Il est facile de constater qu’elle évolue au gré du mouvement commercial. Si jamais elle n’a été aussi perfectionnée que de nos jours, c’est que, jamais non plus, le transit et le trafic n’ont atteint l’ampleur où ils sont arrivés aujourd’hui. Et ce qui est vrai de notre temps l’a toujours été. Nous savons que les négociants de l’Égypte et de la Babylonie furent des gens instruits, et que notre système d’écriture est une invention de ce peuple essentiellement commerçant que furent les Phéniciens. Jusqu’à la fin de l’antiquité, la vie économique du monde méditerranéen n’a guère entretenu moins de scribes et de commis que de matelots. C’est seulement lorsque le commerce tombe dans la décadence qui caractérise les premiers siècles du moyen âge, qu’il cesse de requérir l’adjuvant, jusqu’alors indispensable, de la plume.

Les transactions misérables qui ont remplacé les grandes affaires de jadis se traitent, dans les petits marchés des bourgs du ixe et du xe siècle, de vive voix et au comptant. De même que le capital, l’instruction a disparu chez les commerçants. Elle s’est raréfiée plus encore que la circulation monétaire. On ne vend et on n’achète plus que pour des sommes infimes. Plus de crédit. On ne dresse plus de contrats. On ne correspond plus de ville à ville. Pour se rappeler les quelques deniers auxquels les dettes se restreignent, il n’est plus besoin de recourir à l’écriture. Il suffit de bâtons tracés à la craie sur une planche ou au stylet sur des tablettes de cire, à moins qu’on ne préfère « tailler » d’encoches une baguette de bois. Les hommes que les textes du temps appellent mercatores sont de simples paysans por-

  1. Voir dans Le curé de campagne, de Balzac, l’histoire des Sauviat. Dans des conditions très différentes, quantité d’illettrés se sont enrichis pendant la guerre.