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— Quittons la table, Daniel ; suis-je chez moi et puis-je agir en maîtresse de maison ?

— Oui, une petite machine qui dégage des rayons non chimiques comme les rayons X et les rayons Z, mais fluidiques surterrestres. Nos vibrations visuelles, arrêtées en temps ordinaire par l’air ambiant, rencontrent ce véhicule, traversent le mur d’enceinte qui emprisonne l’humanité, et nous pouvons dès lors voir au-delà.

— Ce serait la solution du grand mystère divin.

— Non, simplement la vue des espaces inter-planétaires et de ce qu’ils contiennent.

Tout en causant Véga avait lentement égrené ses raisins ; elle cessa d’être grave, se leva :

— Je vous en prie.

— Alors venez, montrez-moi mieux l’hôtel. Il faut que je vous juge par les choses qui vous entourent. Elles parlent, vous savez, elles gardent en elles, sur elles, des reflets d’âmes envolées. Les choses ne mentent pas… les bêtes quelquefois.

— Et les hommes ?

— Toujours…

Elle tempéra ce mot d’un sourire, prit le bras que lui offrait San Remo et dans le court passage jusqu’au salon, il osa élever jusqu’à ses lèvres la main qui reposait sur sa manche.


IV

Les choses parlent

— Le salon est banal, dit Véga, il raconte simplement que vous êtes riche, les meubles sont beaux, les tableaux sont bien faits. Sans doute ils sont dus à d’illustres pinceaux, seulement l’art est affaire de convention, il ne reproduit jamais la nature. Comme vérité, je préfère la photographie. Où est la vôtre ?

— Dans cet album. C’est assez grotesque de se placer ainsi à la première page, n’est-ce pas ?

— Non. C’est loyal, vous acceptez ainsi tout ce qui vient derrière vous. Que sont tous ces gens ?

— La plupart des camarades de régiment. Excepté le bon vieil archevêque de Fribourg, vous ne verrez ici aucun de mes ascendants… à moins que je n’y place Adam et Ève.

— Ce serait notre droit, mon frère ! Votre photographie dénote une chose, Daniel, que toutes les photographies montrent en somme.

— Quoi ?

— L’entourage, l’ambiance, ce que l’appareil enregistreur saisit hors de notre vision et marque sur le cliché.

— Que voyez-vous, petite mystique ?

— Derrière l’épaule gauche je vois un lys, et est-ce bizarre… regardez donc vos cheveux, ils s’enlèvent en forme de couronne, à vos pieds quelques reflets sur le tapis dessinent une tête de mort. Voyez-vous ce que j’explique ?

— Vaguement.

— C’est très marqué. Si j’avais une loupe, je verrais davantage. Un jour que je serai seule, j’étudierai cela. Il y a là dans le bas de cette carte-album tout un assemblage de chiffres, cela doit former un millésime.

— Comment voulez-vous qu’une photographie prise dans l’atelier d’un photographe, sans préparation, sans… truc… donne lieu à de pareilles interprétations.

— Parce que partout où nous sommes rayonne le symbolisme de notre vie, ce qui fut, ce qui sera. Suivons les pages. Voici un jeune officier qui a dans le milieu de la poitrine une marque sombre : une balle sans doute.

— Il fut tué en duel.

— Vous voyez bien. Cet autre qui sourit et a les yeux si clairs qu’on y voit un mirage, ne devra pas vivre bien vieux, voyez-vous cette traînée un peu claire qui s’envole de ses lèvres, quitte le cadre… ce garçon-là ne tient guère à la terre.

— Il mourut à vingt-cinq ans d’une méningite. Mais regardez donc les vivants. Voici une jeune femme jolie.

— Une amie à vous… elle est parfaite et très heureuse, c’est une rayonnante, tout un flot, comme des flèches s’irradient autour de sa tête, elle est très intelligente. Qui est-ce ?

— La princesse Marie Galitzine.

— Ah ! voici un bien joli chat. Un ami sans doute.

— Ceci est une histoire. Monseigneur de Fribourg me donna cette image un jour en me disant. Ce fut ton compagnon de jeu, il dormait souvent sur ton berceau. Cette fois, ce serait bien particulièrement intéressant si vous pouviez voir autour…

— Allez chercher une loupe. La photographie trop vieille a blanchi. Le félin est couché sur un coussin fleurdelysé. Je ne découvre rien de plus. C’était évidemment une bête favorisée.

Restée seule un instant, Véga cessa de tourner les pages, une grande glace était devant elle et lui renvoyait son image. Cette glace, pensait la jeune fille, ne garde aucun reflet, pourtant puisque les pensées sont des choses et que les paroles sont reproduites par le phonographe, qu’y aurait-il d’impossible à ce qu’une image put renaître ? L’idée ne venait pas à Véga de contempler son charmant visage, d’avoir le geste machinal d’une femme qui s’observe, redresse une boucle, arrange un bijou, un pli de son corsage. Non, elle pensait ailleurs… Quand Daniel revint, avouant n’avoir pu trouver une loupe chez lui, elle ferma l’album.

— Continuons l’inventaire, dit-elle.

Ils passèrent au fumoir. Il y avait au mur des armes anciennes et modernes.

— Rien de remarquable, ici, fit Véga inconsciemment cruelle, on voit que vous n’avez pas de souvenirs.

— Hélas !

— Voyons votre chambre. Des livres ? Vous lisez un peu. Des romans ? à quoi bon, des dissertations philosophiques aussi. Est-ce que vous trouvez utile ou meilleur de prendre la pensée des autres et de la laisser influencer la vôtre. Vous aimez lire ?

— J’aime me distraire de moi-même, m’oublier.

— Ce n’est pas le moyen le meilleur. Travaillez plutôt.

— À quoi ? J’ai assez pour vivre. Le travail n’est intéressant que quand il procure un gain attendu, désiré, utile.

— Travaillez pour la science.

— Je ne sais pas.

— Pour donner aux misérables.

— Je le puis sans cela. Non, ma vie était nulle, ennuyeuse, terne ; vous venez d’y jeter une clarté.

— Fugitive. Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ?

— Je n’ai pas cru le devoir. Je l’aurais pu ?

— Oui, on vous eût aimé.

— Le croyez-vous ?

— Je le crois. Vous aviez peur de prendre une alliée hors de votre milieu social, puisque vous l’ignorez.

— Je n’ai pas voulu associer à mon incertaine existence une autre créature.

— Il vous fallait trouver une femme exposée aux mêmes circonstances, comme moi, par exemple.