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— Terne et douce. Je fus élevé par Monseigneur Ulric de Thuringen, archevêque de Fribourg en Brisgau. Je ne devais guère avoir plus de cinq à six ans lorsque je commençai à paraître dans le chœur de la splendide cathédrale revêtu du surplis de dentelle et de la petite calotte ronde et rouge. Je vivais parmi l’encens, les fleurs, les chants. J’aimais le culte imposant et magique des cérémonies catholiques. Vers l’âge de quinze ans, mon protecteur me dit :

— Daniel, veux-tu entrer dans les ordres ? Te sens-tu la vocation ? Moi, je ne savais que répondre, sans cesse à l’ombre des voûtes immenses de notre église j’étais assez frêle, pâle et trop mystique.

Mon protecteur qui était une grande âme juste et voulait mon bonheur, ajouta :

— Mon enfant, Dieu ne veut pas que ceux auxquels il daigne confier son apostolat, entrent dans cette voie sans en avoir aperçu d’autres. Je crois de mon devoir de t’instruire différemment. Tu n’as guère lu que tes livres d’études et le psautier. Tu ne connais que notre ville et ses entours, je vais t’envoyer pour quelque temps à l’université d’Heidelberg. Te figures-tu un peu ce qu’est la vie des étudiants ?

— Très bien, Monseigneur, ils boivent de la bière et se font des entailles aux joues à coups de sabre. Je n’aimerais guère cela.

— Alors, exprime ta pensée, mon fils.

Il me regardait avec ses yeux attendris et profonds, des yeux qui lisaient en dedans des cœurs, je pense qu’il cherchait en moi un rayon d’atavisme… lui qui savait ! Je dis :

— Monseigneur, lorsque je me promène le long de la Kaiserstrass et y vois passer les soldats, lorsque du haut de Kanonen-Platz, je plonge mes regards dans les casernes et entends les sonneries, je tressaille souvent et j’aimerais l’armée.

— « Deus vult ! » fit le prélat, je t’approuve, Daniel ; mon grand vicaire ira te conduire à Vienne où tu pourras entrer dans une école de cadets.

Les choses s’arrangèrent vite, je fus présenté à l’empereur François-Joseph qui me donna sa main à baiser et me fit conduire par un aide de camp à ma nouvelle condition. J’y restai plusieurs années, j’en sortis pour entrer dans l’armée où je parvins à faire un service plutôt de plaisir que de travail. Je vivais à la cour…

— Alors, interrompit Cleto Pizanni, vous ne songiez plus à votre bon ami l’archevêque, à votre mystérieuse enfance.

— J’y songeais sans cesse, mais un jour très sérieusement, le saint prêtre m’avait dit quand je l’interrogeais :

— Tais toi, mon fils. Tu es un enfant du Bon Dieu, ne cherche rien de plus.

Et comme j’insistais, alléguant que tous les enfants ont un père et une mère sur la terre, le digne archevêque me regarda avec infiniment de tristesse et ajouta :

— Ton père est au ciel, en ce monde il fut un martyr. Ta mère…

Il se tut subitement. J’eus beau le supplier avec larmes, il ne voulut achever que par ces mots :

— Ta mère veille de loin sur toi.

Il me remit alors un chapelet tout en perles finies avec les dizaines en diamants, sur la croix est gravée cette devise : « Ricordo del Papa Pio nono ».

— Ne te sépare jamais de ceci, Daniel ; il fut mis par ton parrain dans ton berceau avec le titre que tu portes : Comte de San Remo. Et les armes gravées sur l’écrin : D’azur à cinq fleurs de lys d’or.

— Et quel fut mon parrain ?

— Le Saint Père Pie IX.

L’archevêque me bénit, je le quittai en larmes et ne le revis jamais. Il mourut pendant que j’étais en Autriche.

— Pour quelle raison n’avez-vous pas continué à habiter l’Autriche ?

Au moment de la mort de l’archiduc Rodolphe, une série d’aventures qui n’ont pas place dans ce récit, Car elles ne concernent pas que moi, me compromirent au point de m’obliger à donner ma démission et à quitter Vienne. Je vins à Paris. Bien qu’élevé en Allemagne, j’étais Français de cœur, je sentais une attirance vers ce pays ; je parlais sa langue purement. Mon arrivée à la gare de Paris fut encore le sujet d’une mystérieuse aventure. Seulement le roman de ma vie ne peut vous passionner, compagnon, — à mon tour je vous donne ce titre amical. — Nous allons, si vous le voulez bien, passer à la salle à manger, le maître d’hôtel vient d’en ouvrir les portes.

— Votre histoire, au contraire, me passionne, Monsieur, et je vous supplierai de l’achever. En ce moment, en effet, l’heure presse, je dois partir pour le service de ma secte. Avant tout devoir, celui que j’ai assumé ; « Grand Maître de l’ordre de l’Étoile Noire », me crée des obligations auxquelles je ne puis me soustraire.

— Allez-y donc en paix, le cœur calme au sujet de Véga.

— Merci.

Les deux hommes se serrèrent la main avec une chaude émotion.

Sur le seuil du grand hall, dont un valet soulevait la portière, la jeune « oiselle » apparaissait.

Vêtue d’une légère robe de gaze de soie blanche, les bras un peu grêles nus jusqu’au coude, son cou largement dégagé, ses fraîches lèvres entrouvertes d’un sourire, la jeune fille représentait la jeunesse, la joie, la beauté saine, la simplicité et la grâce. Elle vint prendre la main de ton oncle.

— Alors, Tio, tu pars.

— Oui. chérie, je te confie à mon excellent ami le comte de San Remo dont tu apprécies déjà la bonne hospitalité. Sois avec lui comme tu l’es avec moi : obéissante et confiante ; il est digne de ton amitié.

— Je le crois, dit Véga, ses beaux yeux francs levés sur son nouveau protecteur ; je l’aime déjà et je serai heureuse de vivre près de lui ; mais tu reviendras, Tio, et nous retournerons à l’île de la Stella Negra ?

— Oui, chérie, l’hiver prochain.


III

L’Oiselette Véga

— Monsieur le comte, vint dire le valet de pied au milieu du service du dîner, c’est un reporter de journal qui demande à être reçu.

— Dites que nous ne recevons personne et s’il se présente d’autres visiteurs, répondez que nous sommes absents.

— Bien, Monsieur. Il est déjà venu six messieurs depuis sept heures.

— Naturellement, allez.

— Que veulent-ils ? interrogea Véga.

— Vous voir, Mademoiselle, vous demander vos impressions de l’espace, puisque vous le parcourez.