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Un roulement lointain — sorte de grondement assourdi — interrompit la conversation, puis une forte secousse agita le yatch.

— Qu’est-ce encore ? fit Alexis, se hâtant vers le pont, suivi des trois autres personnages, Rorick soutenant sa mère.

Un spectacle vraiment féerique s’offrit aux yeux des passagers.

Une immense lueur rouge montait dans le ciel. Des colonnes d’eau jaillissaient comme des geysers autour des îles Siamos ; des blocs de rochers lancés avec une force inouïe rayaient l’horizon comme des bolides.

Les îles s’émiettaient ; déjà l’Île Blanche formait un amas indéfini qu’escaladaient les vagues.

Tous les alentours étaient agités comme par l’explosion d’un volcan à trois cratères, car des trois îles s’élançaient des gerbes de flammes, des trombes d’eau.

— On dirait l’enfer qui saute ! dit un matelot en se signant.

Yvana, terrifiée, regardait les yeux agrandis d’épouvante.

Son mari, un bras passé sous le sien, se demandait quand cette extraordinaire éruption allait fini.

Il fallait vraiment que les forces explosives fussent inouïes. Des bouquets de feu de toutes couleurs se croisaient ; et au milieu du bruit, du fracas inexprimable, un craquement formidable se perçut et le massif entier de porphyre rose qui formait une des Îles s’effondra, faisant rejaillir des masses d’eau et d’écume.

Ce fut le couronnement… Tout s’éteignit…

L’eau, plus forte toujours, avait vaincu le feu !

Maintenant, un silence de mort avait succédé au tumulte ; à la place de l’archipel émergeaient encore quelques blocs de rochers, que les larmes prenaient d’assaut.

— Au télégraphe ! ordonna l’empereur. Que les navires du blocus rallient le port de Kronitz.


XVI

DERNIÈRE DÉTRESSE

Le yacht impérial virait de bord. À présent, rien ne l’appelait à Kronitz.

Il allait regagner Arétow. Alexis avait hâte de réintégrer sa bien-aimée dans son palais. Il préparait un manifeste pour l’empire et pour l’Europe.

Pendant que la famille impériale se livrait aux doux épanchements de son intimité retrouvée, le marin Youssouf attendait à Kronitz, avec une anxiété croissante, la venue du Brise-Lames.

Une dépêche de Hanna, expédiée de San-Thomé, l’avisait de l’heureuse issue de sa fuite… Mais, depuis, aucune nouvelle… et le pauvre garçon se morfondait d’inquiétude.

Ah ! combien il regrettait que l’obéissance jurée aux Romalewsky l’eût obligé à partir seul, à ce moment même où sa fiancée allait braver tant de périls !

Au bureau maritime, on attendait depuis plusieurs jours le navire.

Youssouf éprouvait une terrible angoisse. Le blocus des Îles l’avait empêché de mener le Stentor à son port d’attache, à l’Île Blanche, et de l’y décharger de sa riche cargaison. Il avait essayé de câbler de Kronitz au récepteur de l’Île Blanche, mais la communication était coupée.

Alors le marin, fébrile, arpentait le quai, les yeux sur la mer, le cœur agité, une appréhension horrible dans l’esprit.

Le drame qui s’accomplit en mer, l’explosion de l’archipel entendue du port, les lueurs fulgurantes aperçues par les retardataires nocturnes de la ville qui se promenaient encore ne surprirent guère le capitaine du Stentor.

Il prévoyait cela.

Les Romalewsky résignés à se rendre ? C’était inadmissible !

Ils mourraient en héros, sans peur, comme ils avaient vécu.

Très ému, Yousouf sauta dans un canot automobile et cingla dans la direction des Îles.

Il était à peine à quelques encâblures du port, qu’il vit s’avancer vers lui une masse noire.

C’était une chaloupe… avec deux passagers… deux victimes échappées à l’immense bouleversement.

L’un ramait, l’autre, immobile, semblait pétrifiée.

Yousouf poussa un grand cri :

— Hanna !

Il reconnaissait sa fiancée.

Il la reçut dans ses bras.

— Dieu soit loué ! fit-elle… J’ai cru ne jamais vous revoir, Yousouf…

— Et moi, chère âme, je vivais de mortelles inquiétudes ! Mais vos compagnons, Mme Sarepta… le docteur Worsky ?

Mme Sarepta est sauvée et rendue à sa famille, m’a-t-on dit tout à l’heure… Mais j’étais si épuisée, si épouvantée encore, que je n’ai pas compris tous les détails… Le pauvre docteur, lui, a dû être fait prisonnier par les Cuangaris, une seconde fois, le jour où une balle anonyme a frappé Michel Romalewsky…

— Lui ?… Frappé… Mort peut-être ?…

— Mort… Les trois Romalewsky ont vécu… Leurs victimes sont vengées à leur tour.

— Que Dieu me pardonne !… Ils ont fait du mal… mais ils ont accompli également de bonnes choses… Je ne puis oublier tout ce que je leur dois… Mais vous, ma chère Hanna, comment avez-vous pu vous sauver ?

— J’ai été éveillée par le froid de l’eau qui pénétrait à travers les cloisons de ma chambre. Les parois s’ouvraient toutes seules, les planches tombaient, poussées par les vagues, très calmes pourtant. Il n’y avait même pas de roulis.

— Alors ?

— Instinctivement, je me suis accrochée à une planche. J’ai flotté longtemps, glacée. Enfin, d’un navire qui faisait des projections électriques sur la mer, on m’a aperçue, un canot est venu, m’a recueillie…

Yousouf avait pris la jeune femme dans ses bras.

— Hanna, chère aimée, comme je vais vous entourer de tendresse et de bonheur pour vous faire oublier tant de peines et de dangers !… Vous m’aimerez, dites ?

— J’ai foi en vous, mon ami… et j’espère…

Le soir de ce jour-là, au couvent des religieuses de Sainte-Odile, desservant l’hospice de vieillards des frères Romalewsky, un messager venait demander à parler à la princesse Mariska.

— C’est urgent, dit-il à la sœur tourière.

Celle-ci alla prévenir la jeune femme.

C’était là, dans ce couvent, que, sur les instances de Fédor et de Boris, tante Hilda et sa nièce étaient venues se réfugier.

Elles ignoraient ce qui se passait aux Îles Siamos.

Mariska descendit au parloir, sur la prière de la sœur.

Le prince Boris Romalewsky m’a chargé de vous remettre ce pli, dit l’envoyé à celle qui avait été un jour la femme de Georges Iraschko…

Il lui tendait une large enveloppe aux armes de la famille.

Nerveusement, la jeune femme brisa le cachet… Elle lut, et une pâleur de mort s’étendit sur son fin visage.

« Petite sœur chérie, écrivait Boris, je viens te dire pour Fédor et pour moi un dernier adieu.

» Nous sommes vaincus… L’ennemi a été le plus fort. Malgré notre science et notre pouvoir, les Îles ne peuvent soutenir le siège plus longtemps. Nous ne pouvons plus produire d’électricité ni de force… C’est fini. Mais plutôt que de nous rendre, nous serons détruits avec elles.

» Tu resteras seule avec tante Hilda, petite sœur, pour assumer la lourde tâche de porter le nom des Romalewsky.

» Nous avons manqué notre but : on ne vit pas que pour haïr et se venger… Que Dieu nous pardonne de n’avoir pas su pardonner !… Prie pour nous, Mariska, et use de la fortune qui te revient pour continuer le peu de bien que nous avons fait… Je te le recommande instamment…

» Et quelque mal qui te soit fait sur terre, Mariska, rends le bien…

» Oublie !…

» Adieu !

 » BORIS. »

Blanche comme une morte, la jeune femme gisait maintenant inanimée sur le parquet ciré du parloir.

Depuis ces jours de tourmente, la paix est revenue…

Yousouf est à présent capitaine de frégate dans la marine alaxienne ; Hanna a retrouvé auprès de lui sa gaieté et sa confiance en la vie.

Georges Iraschko, promu au grade de colonel, commande un régiment de la frontière — poste d’honneur qu’il a sollicité depuis, renonçant à la cour, aux splendides mariages proposés… pour s’ensevelir dans le souvenir de l’amour profond, unique… impossible ! de toute sa vie…

Yvana n’a gardé de ses années tragiques et douloureuses qu’un charme plus enveloppant encore, maintenant qu’il s’éclaire de bonheur… et une bonté plus parfaite.

L’empereur Alexis et le petit Rorick s’habituent à peine à tant de joie. Ils ne se décident qu’à regret à quitter, pour les affaires de l’État, la chère présence dont ils ont été privés si longtemps.

Jamais on ne prononce plus, entre eux, le nom des Romalewski…

Dans la maison des religieuses de Sainte-Odile, une jeune novice vient de l’abdiquer, elle aussi, ce nom. La princesse Mariska, affreusement désolée après tant de deuils et de malheurs, ne cherche que dans la prière et la réparation l’oubli et la paix…

Son immense fortune ne sert qu’aux malheureux et aux déshérités. En Angola, dans la plantation de Michel, elle fait vivre et élever toute une colonie de blancs, auxquels elle a partagé tant de richesses, et dont le chef est le docteur Stephan Worsky, miraculeusement échappé, une seconde fois, aux représailles des Cuangaris.

Sa vie à elle a été brisée. Son cœur s’est fermé avec l’amour de Georges Iraschko… Elle ne veut plus songer à un autre idéal.

Ses frères ont fait le mal… C’est elle qui, à force de sacrifices et d’abnégation, le réparera… Désormais, elle se consacrera aux vieillards de l’asile Nicolas Romalewsky.

Pour tous, c’est une vie nouvelle, avec l’oubli du passé, la paix du présent, l’espoir en l’avenir !

FIN