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De plus en plus étonné l’explorateur était absolument conquis par le charme prenant de l’adorable créature qu’il trouvait aussi sur sa voie hérissée de difficultés.

Il n’était pas éloigné de se croire le jouet à une fantasmagorie, ou d’une hallucination, la victime des pièges des houris, ces fées des déserts…

Quoi qu’il en fût, il se livrait avec un plaisir des plus naturels, après son long jeûne, à la satisfaction de déguster des mets et vins exquis que ses compagnes touchaient à peine.

— Songez, madame, dit-il enfin, j’ai été dévalisé complètement par ces voleurs de sauvages. À la côte, j’avais choisi un guide qui m’a odieusement trompé. Il m’a pris ma montre et jusque mes lunettes pendant mon sommeil. Mes hommes ont pu le rattraper ce matin et lui ont fait passer, je crois, un mauvais quart d’heure. Ils l’ont rossé et lié à un arbre, où les bêtes féroces le dévoreront, si ce n’est déjà fait.

Roma ne dit rien ; elle comprenait quel sauvetage elle avait accompli tout à l’heure. Mais aucun regret n’en germa dans son cœur : sauver une existence ne peut jamais être une faute.

— Voici l’automobile du prince, remarqua Mme de Riffemont, qui, placée en face de la fenêtre, apercevait au loin le phare éclatant du véhicule. Il vient sans doute chercher notre hôte..

— Qui achèvera d’abord de souper tranquillement, fit Roma. Dites qu’on attende, Pedro.

Le domestique sortit, pendant que le visiteur, dont la faim se calmait, exprimait une autre stupéfaction, en apprenant en pareil lieu l’existence d’une automobile :

— Ma parole, remarqua-t-il, on se croirait dans une capitale !

— Le prince Michel sollicite l’honneur d’être reçu, dit le domestique qui rentrait.

— Je ne reçois personne ce soir, dit Roma avec calme.

— Singulier milieu ! songea à part lui le docteur, tout en dégustant un sorbet. De la féerie, je passe au mystère… Quel beau voyage !

— Madame, continuait-il tout haut, vous avez réconforté le voyageur perdu, je vous remercie et vous bénis, mais je ne serai pas plus longtemps indiscret ; puisque le maître de céans veut bien venir me prendre, je partirai en vous exprimant ma vive gratitude.

— Allez. Seulement, puisque vous croyez me devoir quelque chose, jurez-moi de ne pas quitter la plantation sans me revoir, sans venir prendre mes commissions pour l’Europe. Et… surtout, ajouta-t-elle plus bas, venez seul… et ne dites à personne ce que j’attends de vous.

— Je suis votre obligé, madame, et rien ne saurait m’empêcher de revenir vous saluer avant mon départ.

Il s’était levé, s’inclinant profondément ; et il quitta la salle à manger, laissant, Roma rêveuse et sa compagne inquiète.


V

RÉVEIL D’ÂME

Deux heures plus tard, la dame de compagnie, entendant du bruit du côté de l’appartement de sa maîtresse, se leva et écouta.

Tout de suite, elle perçut des soupirs et des sanglots. Alors, sans hésitation, en amie fidèle, elle osa entrer :

Roma, étendue sur son lit, gémissait.

— Quoi, ma chère petite amie, encore des larmes et des folies !

— Magda, n’entrez pas ainsi chez moi quand je veux être seule…

— Pardonnez à ma tendresse presque maternelle. Je souffre en vous voyant souffrir… et c’est une douleur si vaine… si inutile !

— Comme toutes les peines. Jamais les larmes n’ont triomphé des faits… Mais où est le cœur assez fort pour réagir sans trêve, se fermer à tout ce qui n’est pas possible ?

Magda voulut tourner le bouton électrique. La jeune femme l’arrêta du geste.

— Non. Pas de lumière. Le rayon de lune qui passe au travers des vitres est plus doux. Tout à l’heure, je voyais dans les clartés argentées un nimbe au milieu duquel je distinguais une forme.

— Vous rêviez ! Effet de votre imagination, sans doute.

— Sans l’imagination, Magda, je serais morte aujourd’hui, car j’ai vécu d’un songe. Mais je crois l’heure venue où il ne peut plus me suffire. Quand vous croyez que je perds la raison, je suis au contraire en train de la recouvrer. Chaque jour, le voile qui me cachait le passé s’amincit.

— Pauvre chère enfant !

— Me trahiriez-vous, Magda, si…

— Moi, vous trahir !

— Si je vous révélais mes projets ? N’iriez-vous pas trouver mon geôlier pour lui dire : « Votre prisonnière est folle, il faut rétrécir encore le cercle où vous la tenez ! »

— Je ne dirai jamais rien en dehors de votre volonté.

— Vous le jurez ?

— Si cependant c’était une imprudence dangereuse ?

— Vous parleriez… Alors, Magda, bonsoir, allez dormir et désormais souvenez-vous que ni vous ni personne ne doit entrer chez moi sans y être appelé.

— Vous m’en voulez ? insista Mme de Riffemont avec une peine sincère.

— Oh ! non… Vous croyez bien agir. Rentrez chez vous.

Le ton de la jeune femme était impératif et sans réplique. Magda dut obéir, angoissée, incertaine.

Depuis quelques mois, Roma changeait d’une surprenante manière.

Loin de l’hypnotique influence de Fédor, en ce climat exotique, en cette solitude grandiose, immense, où l’âme de l’univers planait, la victime des Romalewsky s’évadait peu à peu de l’ancienne suggestion.

Sans saisir complètement ce qui s’était passé, elle en était venue à l’absolue certitude que rien de ce qu’on lui avait conté n’était réel, et la légende de Sarepta lui paraissait un mythe.

Roma caressait un projet audacieux fuir… quitter à jamais cette ambiance néfaste, vivre libre, sans surveillance, sans protection, aller où elle voulait aller, trouver peut-être la mort… peut-être l’espérance, peut-être l’impossible chimère qui absorbait depuis tant d’années sa pensée !

À l’instant encore, elle avait éprouvé un choc étrange.

Sa volonté s’était élancée, si vibrante à travers les espaces, qu’elle avait su évoquer l’apparition d’amour…

En ce rayon lumineux, elle avait vu distinctement Alexis et Rorick !

Ils étaient apparus dans un éclair radieux.

À présent, plus calme, elle allait reposer… Le songe des heures d’inertie lui semblait toujours le meilleur de ses journées si longues…


VI

LES NUAGES SE LÈVENT

De bonne heure, le lendemain, Roma s’était étendue dans son hamac, pour lire les journaux d’Europe, — en réalité pour interroger le parc et essayer d’apercevoir l’étranger arrivé de la veille.

Son esprit, distrait, ne pouvait se fixer sur les publications étalées près d’elle.

Enfin, elle aperçut, de loin, le docteur Stéphan Worsky.

Il errait, émerveillé, parmi les massifs, les bosquets d’arbres et de plantes exotiques aux cimes gigantesques, aux branches folles, touffues, plantureuses, aux fleurs éclatantes et splendides, se grisant des parfums capiteux, étranges qui flottaient au-dessus de cette végétation ardente, comme si l’âme des déserts était venue s’épanouir là, en une sève vigoureuse et magnifique.

Michel Romalewsky avait su garder à cette nature son caractère équatorial et sauvage, admirable de force superbe et de majesté, et il y avait allié la grâce des allées serpentant en courbes jolies autour des corbeilles de cactus.

Le charme des parterres européens, joint à la grandeur des contrées africaines, produisait une impression saisissante. Stéphan Worsky admirait, stupéfait de la somme d’intelligence, de science, de volonté et d’efforts qu’il avait fallu au planteur pour organiser pareille installation.

Roma aperçut le docteur, et de la main lui fit un signe pour l’appeler auprès d’elle.

— Venez ici, monsieur, lui dit-elle lors qu’il s’approcha. Le soleil est chaud dès ce matin ; à midi, l’averse quotidienne commencera pour durer jusqu’à six heures du soir. Profitez de la matinée.

— Je suis heureux de vous obéir, madame, fit l’étranger en s’inclinant comme au seuil d’un salon. Votre offre est une tentation trop douce pour que j’hésite. Le voyageur perdu que j’étais hier a trouvé une invraisemblable oasis… et je reste émerveillé.

— Asseyez-vous dans ce rocking, monsieur, et veuillez m’accorder un peu d’attention. Je vais vous conter une chose singulière. Que vous me trahissiez — ne vous froissez pas — ou que vous me serviez, j’aurai couru deux risques. Je n’ai pas le choix des confidents ici. Dans le premier cas, ma misère actuelle ne saurait s’accroître ; dans le second, je tente la folie du bonheur…

— Quoi qu’il puisse arriver, madame, je ne vous trahirai jamais !

— Bien. Quand partez-vous ?

— Dans quelques jours. Le prince Romalewsky m’offre une si charmante hospitalité que j’ai accepté avec enthousiasme. Ce pays me séduit absolument. Si seulement cet hivernage pouvait s’achever !

— Ce ne sera plus très long. Les grandes pluies durent jusqu’à la fin d’avril, nous y touchons. Pendant les mois de mai, juin, juillet, la saison sèche facilite les voyages, la chaleur ne dépasse guère vingt degrés. Il vous faudra au moins deux mois pour atteindre la côte. Votre projet est-il de rentrer en Europe directement ?

— Oui, madame.

— Eh bien, écoutez-moi. Vous allez me trouver étrange, peut-être, étrange plus encore ma vie ici, en dehors de toute raison habituelle. Je vis hors du cercle social, en marge de la vie ordinaire.

— Je le comprends, madame, je marche ici de surprise en surprise.

— Eh bien, je veux quitter cette enceinte où l’on me retient malgré moi, en vertu de je ne sais quelle protection familiale que l’on m’impose. Pouvez-vous m’aider à fuir et à revenir avec vous en Europe ?

— De tout mon pouvoir, madame… pourvu que je n’aie pas a manquer au devoir que l’hospitalité m’impose envers le prince.

— Ce devoir-là doit être primé par un devoir d’humanité, monsieur. Je végète ici dans une prison où je meurs lentement. Ne regardez pas ainsi autour de vous, docteur ; vous trouvez splendide mon cachot et fleurie ma geôle, n’est-ce pas ? Aussi je parle d’une prison morale, de l’in-pace d’âme où m’ont enfouie mes bourreaux… Mais je me sens aujourd’hui de force à m’échapper, à réagir, enfin. Mon esprit s’éveille de la torpeur envoûtante dans laquelle on l’avait plongé… Une lueur incertaine encore me guide, mais elle prend chaque jour un peu plus de conscience et d’éclat.