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— Nous allons le délivrer, madame Lanoye. Je viens pour cela.

— Oh ! monsieur, puissiez-vous dire vrai ! Mais vous ne pouvez pas rester ici, monsieur. L’estaminet est plein de mouchards.

— Racontez-moi ce qui s’est passé.

— Grand Dieu, monsieur ! On nous observe, je ne saurais parler… Allez-vous en bien vite plutôt, si vous ne voulez pas être arrêté et me causer encore plus de dommages.

Tremblante, elle s’était levée de sa caisse, abritée d’un paravent de verre et elle s’empressait, d’aller ouvrir la porte de sortie devant l’hôte dangereux.

Il dut partir.

Le matelot paya rapidement sa consommation, s’élança dans la rue, dont l’établissement faisait l’angle.

Seulement, Fédor avait surpris l’empressement du matelot… Il se retourna.

Aussitôt, l’homme se glissa derrière une roulotte de la foire ; il arracha son grand col, déroula devant lui un tablier blanc, tira une calotte de pâtissier de sa poche et la substitua à son chapeau.

La minute d’après, c’était un marmiton qui suivait la même voie que le grand maître de l’Étoile-Noire.

Celui-ci se dirigeait vers la basse ville ; il marchait avec rapidité, le gâte-sauce aussi.

La course était fort longue, le quartier populeux, encombré de véhicules de commerce.

Le prince, tout à coup, s’arrêta, fit volte-face, et attendit de pied ferme le passage auprès de lui du mitron qui, forcé de continuer sa marche, dut devancer son client.

Fédor en profita pour entrer lestement dans la boutique d’un libraire et se placer au fond, devant des rayons en étagères. Trois minutes plus tard, un plâtrier entrait au magasin, demandant le Journal officiel.

— Je ne tiens pas les journaux, répondit le marchand.

Il revint vers le premier client, qui, le dos tourné, examinait les titres des volumes.

— Ah ! la police de Sa Majesté est habilement faite, pensait Fédor.

Quand il se vit seul dans la place, il dit :

— Morritz, me reconnaissez-vous ?

— Admirablement, mon prince. Quelle imprudence vous avez commise en venant ici ! Me voilà à présent suspect.

— Vous l’êtes depuis longtemps, mon ami.

— Non, mon oncle, autrefois, a été condamné, quand il tenait cette boutique ; moi j’étais surveillé, non inquiété. D’ailleurs. vous le savez, je n’ai jamais voulu faire partie de l’Étoile-Noire. Elle est finie, l’Étoile-Noire, mon prince.

— Elle ne finira jamais, Morritz. Hors de cette ville, ; il y a des milliers d’affiliés.

— Vous devriez aller les retrouver, prince. Ici, vous n’avez plus d’espoir.

— C’est ce que nous verrons. Pouvez-vous me dire qui est arrêté ?

— Ce serait trop long, mon prince… Voyez-vous, à travers l’étalage, le plâtrier qui a l’air d’attendre le tramway ?… Voulez-vous passer derrière la maison ? Il y a une sortie sur le square.

— Je veux bien, Morritz. Ne pouvez-vous me donner plus de renseignements ?

— Je n’en ai aucun. Tenez, voici les journaux, profitez donc de ce que votre suiveur ne sait pas que j’ai deux passages.

Évidemment, Morritz ne souhaitait qu’une chose, se débarrasser d’un personnage compromettant.

Fédor le comprit. Aussi l’ironie de son visage s’accentua.

« Tous lâches » pensa-t-il.

Au square, il héla une voiture et se fit conduire à l’hôtel Impérial, où, parmi le grand nombre de voyageurs, il avait la chance de se confondre.

Convaincu cependant d’avoir été filé par un policier, il se tint sur ses gardes, prêt à tout, car une bravade l’empêchait de fuir. Sa conscience le tenait aussi… Il se croyait sincèrement chargé d’un devoir, d’une mission sacrée, et se serait cru lâche de déserter à l’heure critique !


XVIII

LES DEUX ENNEMIS

Il passa l’après-midi à l’hôtel et lut les journaux.

Le désastre était complet. Les secrets les plus profonds de l’association étaient livrés au public.

La peur avait ouvert les lèvres cousues ; des perquisitions au domicile des chefs avaient révélé les correspondances, dossiers, feuilles de propagande. La panique générale avait fait le reste.

Le coup était rude. Fédor combina ses plans, écrivit à Boris avec les signes convenus ; il glissa dans ses chaussures une liasse de billets de banque et sa petite botte magique contenant l’Extansum.

Alors, il se crut en mesure de subir toutes les attaques.

Vers, le soir, à l’heure où Fédor se dirigeait vers le restaurant, le gérant de l’hôtel s’approcha de lui :

— Un officier d’ordonnance de Sa Majesté demande à parler à monsieur.

Le prince tressaillit.

— Je suis découvert, pensa-t-il, advienne que pourra !

Il eut un geste fataliste et se rendit au salon de l’hôtel. Un officier en tenue s’avança vers lui, fit le salut militaire :

— Prince Fédor Romalewsky, dit-il, Sa Majesté l’empereur m’envoie vous chercher. Une audience vous est réservée pour ce soir.

— Allons, pensa Fédor, on y met des formes.

— À quelle heure ? demanda-t-il.

— À l’instant. J’ai une voiture de la cour et je vous enlève, prince.

— Il faudrait cependant que je change de costume, je ne puis me présenter ainsi au palais…

— Si vous voulez, prince, je vous demanderai la permission de vous accompagner dans votre appartement et de vous y attendre.

— Vous ne devez pas me quitter, monsieur ?

— Non, prince.

— Obéissez à votre consigne, et suivez moi.

Fédor n’avait apporté avec lui qu’une très petite valise. Force lui fut de se passer de sa tenue officielle. Sa toilette s’acheva donc rapidement.

Il savait l’inutilité de poser une question quelconque à un homme auquel un ordre suprême défendait de parler.

— Nous pouvons partir, monsieur, je suis prêt, dit-il bientôt, passant sans affectation devant l’officier.

Conduit à la salle des gardes du palais impérial, le prince attendit fort peu.

Un page, selon l’étiquette, vint l’aviser et l’introduisit dans un salon attenant au cabinet de l’empereur.

Il l’y laissa seul.

Alexis souleva lui-même la portière qui séparait les deux pièces et entra. Il était on uniforme, sans épée. Son regard bleu, clair et froid s’arrêta sur celui du Kouranien, qui s’inclinait :

— Fédor Romalewsky, dit l’empereur, je ne puis donner le titre de prince à un homme qui a trahi sa parole et sa foi, violé son serment, et renié toutes les traditions de la noblesse.

— Je n’ai pas trahi ni parole, sire.

— Vous m’aviez juré fidélité après la guerre.

— J’ai juré de ne pas attenter à vos jours, sire. J’ai tenu…

— Vous avez oublié la formule du serment, alors ? Faut-il vous la rappeler ?…

— C’est inutile, sire. Les mots n’ont qu’une valeur relative ; ils changent selon les pays. J’ai tenu l’intention de mon serment. Je n’ai pas attenté à vos jours.

— Vous avez commis de plus grands crimes en excitant le peuple à la révolte, en abusant de la crédulité des simples, en jetant ces naïfs à l’erreur.

— Quelle erreur ? Dire aux pauvres : « Le Créateur t’a fait l’égal du riche ; le corps de l’ouvrier a la même constitution que celui du patron, son intelligence, développée par l’instruction égale, vaut celle de l’homme qui prétend te diriger ? » Où est le mal de relever l’être humain, de l’empêcher d’agir en bête de somme sous le fouet ?

— Le mal est dans le but que vous cherchez, Fédor, et qui n’est pas le bien du peuple, mais l’exercice de vos haines. Lorsqu’on a lu vos lettres, vos journaux, vos brochures, on est renseigné. L’élévation de l’âme populaire doit servir vos vengeances, et l’armée des sectaires que vous voulez créer est destinée à combattre, avec des armes prohibées et sournoises, ceux qui marchent sous le drapeau, avec l’honneur pour guide.

— Ceux qui marchent avec l’honneur pour guide ont assassiné mes parents, deux vieillards…

— Je pourrais vous répondre que vos compatriotes ont lâchement tiré sur l’impératrice… et que l’un de ces actes est la répression de l’autre.

— C’est pourquoi il ne peut y avoir entre nous, sire, qu’inimitié.

— J’ai eu égard jadis aux liens très lointains qui liaient votre famille à celle de l’impératrice… Aujourd’hui que tout est brisé…

Fédor eut un mauvais sourire… Alexis le surprit.