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Alexis suivit le regard de l’officier. Il reprit :

— Une lettre de mon fils, venue de Paris, m’a rappelé les folies que tu as rêvées, et que tu as osé dire…

— Oh ! sire, fit Georges avec élan au souvenir de la scène du balcon lors du passage du prince impérial à Paris, Son Altesse a parlé de Roma ?

— Oui, le prince Rorick a été frappé de l’attitude d’une femme, au balcon de l’hôtel Romalewsky, en allant au palais de l’Élysée… Je rapproche les deux faits… As-tu remarqué, ce jour-là, quelque chose de particulier chez… la pupille de Fédor Romalewsky ?

— Oui, sire… J’ai vu l’émotion profonde de Mme Sarepta, lorsque passait Son Altesse le prince impérial. J’étais derrière elle…

— Sarepta, c’est le nom de l’officier dont, dis-tu, elle est veuve ?

— Oui, sire.

— J’ai fait chercher ce nom. On ne le trouve nulle part.

— Il a été tué pendant la guerre de Kouranie.

Alexis pressa un bouton électrique à sa portée. Un page parut :

— Envoie-moi le premier secrétaire de service.

Une minute après, un lieutenant entrait :

— Tu as continué, demanda l’empereur au nouveau venu, les recherches dont je t’avais chargé au sujet d’un capitaine Sarepta, tué pendant la guerre ?

— Sire, je suis allé aux archives, j’ai fouillé les annuaires datant de vingt ans. Je n’ai rien pu découvrir. Il n’y a qu’une terre de ce nom, dépendant de la principauté des Romalewsky.

— C’est bien. Va.

Le secrétaire s’inclina et sortit.

— Tu vois, dit l’empereur.

— Mais c’est une preuve ! s’écria Georges dont la fatigue énervante disparaissait devant l’enthousiasme passionné qui brûlait son cœur… Sarepta est un nom inventé.

— Qu’as-tu remarqué encore, lors du passage de mon fils ?

— Je vous l’ai dit : une émotion extraordinaire de Roma et une attention tout aussi étrange chez Son Altesse le prince Rorick… Leurs regards se sont attirés, et il leur semblait impossible de se déprendre sans en souffrir. Le prince impérial a fini par envoyer un baiser… Il a dû, lui aussi, être frappé par la ressemblance… de Roma… avec…

— C’est tout ce que tu as vu ?…

— Oui, sire.

— Il y a autre chose.

— Je ne sais pas davantage… sinon que Roma est sortie seule ensuite, pour aller chercher à revoir passer le prince, sans doute… et que le soir, très tard, lorsqu’elle est rentrée à l’hôtel Romalewsky, son visage irradiait comme après une immense joie… et que ses yeux flambaient d’étincelles ardentes…

— Ensuite ? demanda Alexis, oppressé.

— À cette minute-là, surtout, elle nous sembla incarner la souveraine que nous pleurons… Paul Karakine m’a regardé, saisi, lui aussi… Mais Fédor fixait Roma… et bientôt elle redevint, comme d’habitude, triste et pâle, comme si un rayon s’éteignait en son âme.

— Tu mêles à tout du roman… Tu ne sais plus rien ?

Alexis se tut un instant… Il avait les yeux fixés sur une lettre d’une écriture enfantine. Il relisait des yeux ces lignes :

« Mon papa chéri,

» Mon secrétaire t’écrit tous les détails de mon voyage ; il te dit ce qu’il voit, moi je vais te dire ce que je pense.

» Sur tout mon parcours, on m’acclame ; cela m’amuse, mais ne me cause aucune émotion… Une seule chose m’en a causé, et je veux te la conter, mon petit père, pour que tu me répondes vite ton idée à toi.

» J’ai aperçu, sur un balcon fleuri, entre des roses et des lilas, une figure de Paradis. Une figure que je vois dans mes rêves… Elle me souriait si tendrement que je ne pouvais plus détacher mes yeux des siens… Je voyais comme des rayons venir d’eux à moi… J’en ai été si troublé que j’ai dû être assez stupide chez le président…

» Plus tard, comme je rentrais à l’hôtel de l’Ambassade, tout préoccupé, j’ai revu de nouveau le joli visage. La dame était là à m’attendre, et alors, sans que je puisse savoir comment ni pourquoi, je l’ai embrassée avec un tel bonheur… qu’il me semblait que j’embrassais… maman ! la chère maman perdue !… Non, je n’ai jamais en tant de joie, de toute ma vie ! Seulement, le général est arrivé et m’a fait de grandes remontrances.

» Dis, papa, je veux revoir la figure de paradis… ordonne qu’on la cherche et qu’elle vienne avec moi…

» Je t’embrasse, père chéri, et je me réjouis de te revoir. Rien n’est si beau que chez nous… Rien n’est si bon que toi…

 » Ton Rorick. »

— Tu as une photographie de ton amie ? finit par dire Alexis.

— Oui, sire ; elle ne me quitte jamais.

— Quelle espèce de relations avez-vous donc ensemble ?

— Étranges, mais si bonnes. J’ai pour elle une vénération très douce… Je suis heureux de la regarder, de l’entendre.

Ce disant, Georges Iraschko avait sorti de la poche intérieure de son dolman son portefeuille. Il prit dans une enveloppe une photographie non collée due au hasard d’un instantané et dont certainement le modèle ne se doutait pas. Il la posa sur le bureau, d’une main tremblant un peu.

Alexis eut un mouvement de violente surprise. Ses joues devinrent plus pâles, et ses yeux plus troubles…

Georges avait photographié Roma à Tourleven, au jardin, à un moment où elle souriait doucement à une image invisible sans doute, car ses yeux étaient perdus dans les lointains montagneux.

— Oui, c’est étrange, murmura l’empereur, quelle ressemblance !…

Il resta un moment indécis, puis :

— Amène-moi Roma Sarepta. Voyage-t-elle aisément ? A-t-elle des ressources ? Mon trésorier mettrai à ta disposition ce que tu voudras.

— Je n’ai besoin de rien, sire. Pour ma part, j’ai beaucoup plus qu’il ne me faut. Roma semble posséder une grande fortune. Quant à voyager pour venir ici, elle en sera ravie, lorsque je lui aurai dit la grande bienveillance de l’empereur.

Mentalement, le jeune comte ajouta :

— Mais… mon Dieu, comment pourrai-je accomplir ma mission, moi dont les jours sont comptés ?

— Alors, va, fit Alexis, sois discret et hâte-toi.

Il tendit la main à l’officier, qui y mit respectueusement ses lèvres, et sortit.

Resté seul, l’empereur, au lieu de sonner pour l’introduction d’un autre visiteur, s’absorba de nouveau en la contemplation de la photographie.

— Yvana ! Yvana !… balbutia-t-il, le cœur battant d’une angoisse inouïe… Serait-ce toi ?…

Puis, soudain, il s’irrita contre lui-même :

— Croire à une semblable folie, alors que je t’ai eue glacée et inerte dans mes bras… et que j’ai pris ton dernier souffle dans un dernier baiser !…

Il se leva, ouvrit la porte, fit quelques pas sur la terrasse…

L’air frais calma l’agitation de ses nerfs.

Il se reporta à l’époque heureuse où, quand il était seul ainsi, il voyait arriver par le passage secret qui reliait leurs appartements, Yvana, joyeuse, pour profiter ensemble des minutes libres dérobées aux affaires de l’État.

Rorick seul franchissait maintenant la porte dérobée et venait s’installer sur les genoux de son père, causer avec lui…

Mais hélas ! combien insuffisant était l’amour de l’unique enfant, pourtant adoré !

Cette photographie était frappante, en effet, mais quelle invraisemblance !… Quel mystère !

Yvana avait eu une mère française qui avait peut-être des sœurs…

Alexis se perdait en troublantes réflexions, dont il chassait l’espoir insensé, qui, malgré lui, s’y mêlait…

L’entrée d’un page le rappela à lui-même.

— Je n’ai pas sonné, fit-il, irrité. Va aux arrêts et y reste huit jours.


XVI

L’OISEAU ENVOLÉ

En quittant le cabinet impérial, Georges Iraschko eut un éblouissement, qui l’obligea à s’asseoir dans la salle des gardes et à y prendre un peu de repos.

Il avait épuisé son reste de forces en cette longue audience. Il ne pouvait plus se tenir debout.

Un officier d’ordonnance s’aperçut de l’abattement de son camarade et le conduisit à une voiture qui le ramena chez lui.

Malgré toute son énergie, il fut impossible à Georges de repartir le soir. Il dut se mettre au lit. Il y dormit quinze heures, sous la garde de son vieil intendant, anxieux d’un tel état.

Lorsqu’il put enfin reprendre la route de Paris, le rapide d’Orient était passé, et il lui fallut se contenter des express, ce qui le retarda considérablement.

Il se minait d’impatience, oubliait presque ses propres malheurs pour ne songer qu’au bonheur de Roma, lorsqu’il lui dirait de venir à Arétow, qu’elle verrait Alexis et Rorick, qu’elle serait reçue par eux.

Son plan était combiné. Il tâcherait encore d’accompagner la jeune femme jusqu’à la capitale. Puis, sa tâche accomplie, il irait au-devant du destin redoutable qui le guettait. Mais la mort lui semblerait plus douce s’il était parvenu à son but avant de quitter la terre.

Comme cela, il n’aurait pas complètement manqué sa vie !

Pourtant, il y avait des invraisemblances colossales dans la réparation qu’il échafaudait !

Comment expliquerait-on jamais une résurrection ? Quel drame s’était accompli ? Quel rôle avaient joué les Romalewsky ? Tout cela restait ténèbres…

Mais qu’importait ! Georges avait fait un pas immense vers la lumière, et il bénissait le ciel !

En cet état d’esprit, le voyage lui paraissait tantôt long quand il s’énervait, tantôt court lorsqu’il bâtissait un rêve, une histoire extraordinaire d’enlèvement, de substitution, de séquestration…

À peine sa pensée, dérivait-elle sur Mariska, sur son duel… Il les oubliait… s’arrangeait une existence près de celle qu’il aimait jusqu’au sacrifice complet, absolu… ne demandant qu’à la voir heureuse.

Quand lui revenait au cerveau la menace lancinante, il éprouvait à présent une douleur bien plus cuisante de quitter la vie au moment où elle allait devenir intéressante, peut-être utile.