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Boris prit en riant le bras de sa sœur.

— Ce n’est pas un mot aimable, ce déjà !

— Dans le sens où je le dis, il exprime la surprise. Songe que, pour aller à Arétow et sn revenir, il n’a mis que dix jours.

Georges venait au-devant d’eux, à travers l’enfilade des salons. Il prit la main de Mariska, l’embrassa un peu longuement, se releva et, la regardant avec une tendresse émue :

— Si vous saviez comme je suis content d’être revenu !

— Vous avez fait bon et rapide voyage. Avant d’en demander la détail, je dois vous présenter à mon frère Boris.

Boris tendit la main d’un geste de sympathie.

Georges, impressionné plus qu’il ne voulait le paraître, répondit spontanément à ce geste, tandis qu’une gêne, difficile à surmonter, l’éloignait de Fédor.

— Je vais vous annoncer à Mme Sarepta, fit ce dernier.

Roma, absorbée dans son travail intéressant, ne bougea pas au nom de Georges.

— Veuillez m’excuser, mon oncle. Je ne puis recevoir. Je voudrais finir cette illustration du livre de mariage de votre sœur.

— Georges Iraschko serait heureux de vous voir, Roma. Nous pensons arrêter ensemble le jour de l’union.

— Prenez vos décisions de famille sans moi, Fédor. Je serai toujours de tout cœur avec les jeunes époux le jour qu’il leur plaira.

— Vous ne voulez pas…

— Non, laissez-moi. Au revoir.

Le prince rentra dans le fumoir et dut répondre au regard interrogateur du jeune homme que Roma, discrète, ne voulait pas être entre eux en ce moment d’intimité familiale.

— J’ai ma permission de mariage, expliqua l’officier. Mariska, je vous en prie, daignez fixer le jour où vous serez mienne.

— Après Pâques… Le 26 mars, par exemple.

— Je dois m’absenter le 25 mars, remarqua Fédor.

— C’est indispensable ? interrogea Georges en fixant le prince.

— Absolument. Je ne puis manquer mon rendez-vous. Il s’agit d’une affaire importante.

— Rien ne peut être plus important que le mariage de votre sœur.

— Peut-être… Il s’agit ici d’intérêts graves qui ne me sont pas exclusivement personnels. J’ai donné ma parole… Je ne puis me dispenser…

— De conduire un cheval de cirque à M. Marini… fit Georges, avec une intonation singulière.

— Précisément, répondit Fédor en riant ; je conduirai, en effet, le cheval, par la même occasion.

— Il pourrait peut-être bien aller tout seul et prendre son billet de chemin de fer lui-même, fit le jeune homme ironique.

Fédor fronça les sourcils, se retourna vers sa sœur :

— Décide, ma chérie.

— Je ne voudrais pas te contrarier, Fédor. Mais cette date du 26 mars m’eût convenu…

— Tu m’empêcherais de me rendre à Arétow, alors ?

— Cela vaudrait mieux, scanda Georges.

— Vous avez quelque raison de le penser ?

— Oui… J’ai eu l’honneur de voir vos singuliers amis à la foire de l’Ourga. M. Marini est un homme fort distingué, excellent cavalier et très admirateur du prince Romalewsky, appuya Georges.

— Mes singuliers amis sont d’un monde où vous allez peu sans doute ; mais ce sont de braves et dévoués…

— … Apaches !…

— Voyons, reprit Fédor avec calme, vous avez une rancune fausse, une mauvaise idée ; vous trouvez mal que, parmi le peuple, je considère quelqu’un. Vous êtes imbu des préjugés de caste.

— Oh ! nullement ; mais ce que je n’aime pas, ce sont les guet-apens, les sociétés secrètes, les crimes sournois, la délation. Les gens dont vous parlez sont, je le crains, capables de tout.

— De tout ce qui est pour le bien et la libération de l’humanité.

Mariska, occupée avec Boris à noter des noms d’invités, se retourna.

— On dirait que vous déviez du sujet, dit-elle, gentille. Je vous en prie, laissez les questions d’opinion de côté ; vous jugez différemment tous les deux. Cela n’atteint en rien le cœur ni la loyauté d’aucun, puisque vous m’aimez…

— Et qu’à travers toi, notre paix est assurée, conclut Boris.

— Venez avec moi faire un tour de jardin, Georges, il n’y a pas encore eu d’après-midi aussi douce cette année.

Georges se leva empressé, passa son bras sous celui de la jeune fille, en camarade, et ils descendirent les marches pour suivre l’allée sablée en courbe vers l’avenue Gabriel.

— Le fiancé de Mariska sait donc quel grade tu occupes dans l’Étoile-Noire ? demanda Boris à son frère quand ils furent seuls.

— Il a probablement deviné, mais nous n’avons rien à craindre de lui.

— Tu acceptes volontiers son mariage avec notre sœur, à présent ?

— Je m’y soumets. Je ne pouvais déchirer le cœur de notre chère mignonne, puisqu’elle a su si vite aimer le comte. Maintenant, je me résigne et veux que Georges serve lui-même nos desseins.

— Comment ?

— Une fois mariée, Mariska nous le conquerra. Et un officier des régiments impériaux est une bonne recrue pour nous.

— Voudra-t-il ?… Il a l’air énergique, convaincu…

— Oh ! ce que femme veut… femme aimée surtout…

Georges écoutait, distrait, le babillage de Mariska, pendant leur promenade isolée autour des larges massifs de jacinthes et de pensées.

Elle lui expliquait en détail ce que seraient ses demoiselles d’honneur, d’anciennes amies du Sacré-Cœur.

Mais le jeune homme songeait à une chose autrement grave :

Si Fédor allait à Arétow, il serait arrêté, jugé, condamné.

Quel coup en un pareil moment ! Quel scandale ! Que dirait le général Iraschko, son père ?

Non, il ne fallait pas que Fédor partit.

Il ne fallait pas non plus lui avouer la découverte de son secret. Une semblable découverte entre les deux futurs beaux-frères serait intolérable.

Une fois marié, il romprait tout lien, emmènerait sa femme dans une garnison qu’il demanderait lointaine, et alors le temps nivellerait les montagnes du présent.

Oui, il fallait à tout prix retenir Fédor à Paris.

Alors, sans songer à l’inapropos de sa réplique, il dit à sa compagne :

— Je vous en prie, Mariska, insistez auprès de votre frère pour que notre mariage ait lieu la semaine de Pâques, et qu’il renonce à sa fugue à Arétow.

— Je ne voudrais pas le contrarier, pourtant…

— Il peut penser la même chose vis-à-vis de vous. Empêchez-le de partir avant… Après, quand nous serons loin, il aura tout le temps d’aller à ses rendez-vous.

« Et, acheva Georges mentalement, les compagnons de l’Étoile-Noire seront arrêtés, ils n’auront plus besoin de lui. »

— Songez, reprit-il tout haut, que la veille de notre mariage, il ne doit pas s’absenter.

— Boris est là.

— Boris n’est pas Parisien. Il ne vous a pas servi de père comme Fédor… Dites-lui qu’il doit être près de vous en ce jour unique…

— Pourquoi y tenez-vous tant, Georges ?

— Je vous le dirai plus tard, ma douce petite fiancée. Pour l’instant, sans parler de mon insistance, aidez-moi, retenez Fédor. Je vous assure que vous m’en saurez gré.

— Mon frère courrait-il un danger ?…

— N’interprétez pas mes intentions, chère mignonne. Ne me demandez rien… Je vous aime. Je veux que vous soyez heureuse, en sûreté près de moi. Évitez dès maintenant de jeter sur notre voie des malentendus, des ennuis…

— Vous parlez par énigmes.

— Je vous demande un acte de confiance. Est-ce donc si difficile vis-à-vis d’un fiancé ?

Ce disant, il relevait jusqu’à ses lèvres la petite main dont il tenait le bras, et très longuement, la baisait.

— J’essaierai, Georges. Je dois vous accorder la première chose que vous me demandez, même avec ces réticences.

Un groom accourait.

— Mademoiselle, dit-il essoufflé, Mlles Lesterel et de Pontis demandent Mademoiselle au salon bleu.

— Bien, j’y vais. Mes demoiselles d’honneur. Vous m’accompagnez, Georges ?

— Non, laissez-moi ici. Vous avez souvent erré par ces allées… J’y retrouverai la trace de vos pas.

Georges disait-il vrai ? Ne s’illusionnait-il pas lui-même en voulant rechercher dans ces allées le souvenir de celle qui avait dû y passer ?

Qui eût pu le dire ?


IX

LES DEUX AMIS

Longtemps, il flâna entre les massifs de lauriers verts et les arbustes boutonnés déjà. Les lilas hâtifs montraient quelques feuilles. Puis il remonta à petits pas vers la maison précédée à gauche d’une vérandah remplie de palmiers et de mimosas.

Il tourna doucement le bouton de la porte, entra dans les parfums naturels des fleurs épanouies, les respira avec délices ; puis il aperçut, devant la fenêtre de son petit salon donnant sur la serre, Roma installée à son travail absorbant.

Elle leva la tête au bruit. Elle sourit, et toute la physionomie soucieuse de l’officier s’éclaira.

— Quelle intrusion ! dit-elle, mi-cordiale, mi-fâchée.

— Je ne savais où j’allais… J’ai été attiré.

— Je dessine. J’aime ce que je fais, je crée… Vous êtes seul ? Où est Mariska ?

— Elle est avec des amies du couvent. Elle leur montre ses bijoux, sans doute.

— Vous avez fait bon voyage là-bas ? demanda-t-elle, sans lever les yeux, attentive à sa tâche d’art.

— Non, je n’ai été de ma vie si triste. J’ai trouvé vide la maison de famille. J’ai marché de déceptions en inquiétudes.

Elle le regarda, compatissante, avec une réelle sincérité.

— Pourtant, vous avez votre permission de mariage ?

— Oui, j’ai été reçu par l’empereur.

— Ah ! Racontez-moi ce qu’il vous a dit.

— Bien peu. L’empereur n’est pas bienveillant. Il est autoritaire, bref, sérieux. Il intimide au lieu d’encourager.

— Les journaux racontent que le prince Rorick va passer à Paris en se rendant à Londres, où il va faire un voyage d’études avec son gouverneur.

— Je ne sais pas.

— Vous avez vu le petit prince ?

— Oui, je l’ai croisé. Et tenez, j’allais oublier… Je vous ai apporté trois photographies : celles de l’empereur Alexis, du prince Rorick et de l’impératrice.

— Merci, vous me faites un infini plaisir…

Elle avait pris les photographies d’Alexis et de Rorick, elle les tenait toutes les deux dans sa main, les contemplait…

Ses yeux s’animaient… Son cœur battait plus vite.