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Que faire alors ?

La replonger dans l’ombre ?

Boris hésitait… Cela lui semblait une monstruosité. Il n’avait pas l’âme d’acier de son frère.

L’hypnotiser était facile, mais pas assez durable. Non, l’illusionner serait mieux.

Et tout un plan rapide naquit en l’esprit du savant. Il sourit et fit asseoir près de lui sur le divan la jeune femme.

— Vous avez, mon enfant, des expressions que vous regretterez tout à l’heure, quand je vous aurai dit ce que jusqu’alors je n’ai pas osé vous expliquer à cause de votre faiblesse mentale…

— Ah ! enfin !…

— Vous êtes sur le point de vous guérir d’une terrible amnésie cérébrale.

— Venue comment ?

— Par un naufrage. Vous étiez avec votre mari…

— Oh ! mon mari !…

— Oui, vous étiez avec votre mari sur un navire…

Il parlait lentement, les yeux fixés sur les yeux d’Hanna.

Il avait posé une main sur la tête de la jeune femme. Il essayait par le vouloir de lui rendre la sensibilité nerveuse des lobes où s’incruste le souvenir.

— Voyez-vous ce navire ? questionna-t-il.

Elle le regardait aussi. Ses lèvres s’ouvrirent. Elle balbutia :

— Oui.

— Ce navire, par une terrible fatalité, coule au milieu de l’incendie. Tout le monde est noyé, sauf deux personnes échappées par miracle : vous et Yousouf.

— Le feu !

— Oui, le feu, un incendie à bord… Fédor vous recueille, vous amène ici. Nous vous soignons, nous vous sauvons.

— Mais j’ai une famille, des parents…

— Probablement. Comment voulez-vous que nous le sachions ?

— C’est vrai, vous avez recueilli une idiote.

— Presque…

— Votre frère était à bord avec nous, n’est-ce pas ?

— Il se rendait en Afrique.

— Merci, vous êtes bon, prince. Achevez votre œuvre, maintenant, en m’aidant à retrouver au fond de ma mémoire perdue le nom de mes parents et ensuite me rendre à eux.

— Je ferai ce qui dépendra de moi, Hanna. Soyez calme et confiante.

— Merci, et de tout mon cœur.

Elle se leva après avoir serré avec chaleur la main du prince et repartit, légère, heureuse, soulevée par les ailes de l’espoir.

Quand elle fut loin, Boris câbla à son employé spécial du télégraphe :

« À transmettre tout de suite : Prince Fédor Romalewsky, faubourg Saint-Honoré, Paris : — Pigeon voyageur retrouve son nid. Faut-il le lâcher ? »

Le lendemain, il avait cette réponse :

« Départ trop dangereux. Envoyer à Michel par premier bateau. »

Quinze jours plus tard, Hanna, illusionnée et reconnaissante, s’embarquait pour l’Afrique où… elle croyait retrouver sa famille…


VIII

LES FIANCÉS

Dans le salon paisible de l’hôtel du Faubourg-Saint-Honoré, près de la porte-fenêtre donnant sur le perron qui surmontait le beau jardin terminé par une grille ornée de lierres en bordure de l’avenue Gabriel, Roma et Mariska causaient.

La première, d’un crayon facile, dessinait sur les marges d’un livre de prières, des figures d’anges et de saints ; la seconde, debout, regardait par-dessus l’épaule de sa compagne.

Toutes deux étaient certainement charmantes de jeunesse et de grâce, ainsi posées sous les premières rayées chaudes de printemps, qui faisaient pâlir la flamme de la cheminée.

— Regardez ceci, petite Mariska, dit Roma de sa voix douce, j’ai bien réussi l’Enfant Jésus. Il a dix ans, il tend les bras à sa mère, qui rentre du temple.

Mariska se pencha davantage.

— Il ressemble au prince Rorick, dont vous avez le portrait dans votre chambre.

— Oui, j’ai toujours ce type d’enfant devant les yeux.

— Comme vous dessinez bien !

— Je ne me rappelle pas avoir appris, je crayonne sans savoir.

— Fédor appelle ce genre de talent « des réflexes ». Mozart, par exemple, qui compose et exécute ses concert à six ans, invente et joue d’intuition. Pascal découvre tout seul les trente-deux propositions d’Euclide.

— Ils avaient un don inné.

— Les dons innés viennent d’au delà. Moi, je n’ai pas de don.

— Pourvu que vous ayez celui d’être heureuse et d’être aimée !

— Heureuse ? Eh bien ! je n’ai pas le pressentiment de l’être jamais. Aimée ?… Non plus…

— Votre fiancé vous aime ! se récria Roma.

— Un peu. Il n’est pas enthousiaste.

— Sa nature n’est pas exubérante peut-être. Mieux vaut la profondeur des sentiments. C’est un loyal garçon… Mais vos frères vous aiment…

— Ceux-là, oui. Ils sont mes plus chères affections.

— Avec Georges.

— Avec Georges, oui ; mais j’ai honte de l’avouer, même à vous : mon fiancé ne m’aime pas autant que je l’aime.

— Ne vous plaignez pas, Mariska. Que penseriez-vous à ma place, moi qui n’ai ni frère, ni fiancé ?

— Oh ! pour ce dernier, si vous ne les repoussiez, vous auriez à vos pieds bien des hommages… Mais vous vous isolez dans une fierté qui est pour moi-même parfois attristante.

— Ne vous attristez jamais d’une chose venant de moi, petite amie. Je ne veux pas compter dans votre vie.

— Moi, je vous aime et vous me dites des choses cruelles.

— Nous n’avons rien de semblable, ni comme goûts, ni comme cœur.

— Vous détestez mon frère Fédor.

— Non, il m’est simplement antipathique.

— Lui a pour vous une sincère affection ; il est loyal, généreux, très beau…

— Oui, je le reconnais, il est favorisé par le sort.

— Il n’est guère payé de retour avec vous, du côté sentiments.

— Il l’est doublement par vous.

— Mon frère Boris est actuellement à Paris. Vous n’allez pas le repousser, lui aussi ?

— Nullement, pourvu que sa visite ne soit pas longue.

— Elle ne le sera pas, soyez-en sûre. Vous avez une manière si singulière de recevoir ceux qui vous aiment…

— Je suis polie…

— Mais dure un peu, ma belle Roma. Quand vous trouvez le temps de stricte courtoisie écoulé, vous vous levez. Mon amie Yolande en était toute désolée, hier.

— Ah !

— Vous l’avez reçue dix minutes à peine. On dirait-que vous donnez des audiences.

— Je n’y songe pas. J’agis spontanément. Il y a toujours au fond de moi un autre « moi » qui donne l’impulsion à mes actes. Mais, je vous en prie, Mariska, ne me parlez pas ainsi. Quittez-moi ou n’insistez pas.

— Je m’en vais. Merci de décorer ce livre à mon intention.

La jeune fille sortit. Elle avait le cœur gonflé.

Roma, qu’elle aimait tant, supportait à peine sa présence et très mal celle de son frère.

Elle se rendit chez ce dernier où elle savait trouver Boris.

Les deux frères causaient. Boris, arrivé pour assister au mariage de sa sœur, racontait les nouvelles des îles :

— Tante Hilda ne veut pas absolument venir, cela me désole, fit Mariska.

— Impossible de la décider. Tante Hilda renonce à tout voyage, elle t’attend là-bas avec ton mari. Dis, ma chérie, tu l’aimes, ton fiancé ?

— Oui, Boris, profondément.

— Pourtant, ajouta Fédor, il n’a ni notre nature, ni notre manière de voir et de sentir. Ton amour pour cet homme est incompréhensible, petite sœur.

— Je le transformerai peut-être, Fédor.

— C’est vrai, la femme aimée peut tout… affirma Boris.

— Dis-moi, cher Boris, tu aurais dû amener Hanna. Je suis sûre qu’elle eût été ravie d’assister à mon mariage.

— Hanna a quitté l’Île Rose. Je l’ai envoyée chez Michel, en Afrique. Elle devenait désagréable, elle voulait partir, se disant prisonnière.

— L’ingrate !

— Sans doute. Elle a l’idée de retrouver sa famille… l’idée fixe.

— Pauvre femme ! Où est-elle, sa famille ? Si on pouvait l’aider à la revoir ?

— Hanna est heureuse à présent, m’écrit Michel. Écoute :

« J’ai reçu la personne que tu m’as adressée, je l’ai conduite au chalet que j’ai fait construire au milieu du parc neuf et déjà si admirablement fertile, situé à l’ouest de ma propriété.

» Là, je l’ai présentée à Mme Yvan Orankeff et à ses deux fillettes, en leur apprenant qu’elles étaient cousines.

— Comment cela ? interrompit Mariska.

— Tu as su que le malheureux Yvan Orankeff avait été dévoré par une bête féroce. Michel, blessé lui-même, a été fort malade. Pendant sa maladie, il n’a cessé de songer à la femme et aux enfants de la victime.

— C’est bien.

— Une fois rétabli, il s’est hâté d’aller les chercher dans leur plantation, où elles ne pouvaient guère demeurer sans protecteur. Il les a amenées dans sa possession, leur y a donné une maison et elles vivent là, calmes et aussi heureuses que possible, après leur malheur… Peu à peu, l’oubli pénétrera leur âme !

— Elles ignorent, remarqua Fédor, les circonstances de la mort du colon africain.

— Elles savent ce qu’elles ont vu : un homme dévoré, un éléphant mort, un cheval tué…

— Alors, Michel se crée une petite colonie de blancs ?

— Il cherche à soulager, à réconforter tout le monde. Il cherche à faire germer du bonheur. Il a gardé Yousouf le marin qui lui a conduit Hanna. Je pense que, dans peu de temps, il fera un mariage…

— Yousouf et Hanna ?

— Je voudrais, interrompit encore Mariska, que Michel assistât à mon mariage à moi.

— C’est impossible, hélas ! Mais il pense que nous irons avec Georges et toi sur un de nos bateaux, le trouver là-bas. Il prétend que nous serons éblouis de ses splendeurs exotiques.

— Il doit, en effet, y avoir une végétation merveilleuse dans ce pays.

— Peut-être, fit Boris rêveur, vivrons-nous un jour tous là-bas. La vieille Europe est bien agitée…

Un valet de pied venait d’ouvrir la porte du fumoir où se tenaient les trois Romalewsky :

— Monsieur le comte Iraschko est au salon.

— Lui, déjà ! fit Mariska.