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Il ne fallait pourtant pas s’amollir, puisque les départs des uns représentaient la vie des autres, l’immuable entraînement de l’humanité. Mais l’arrangement terrestre est si profondément triste, les ressouvenirs d’êtres disparus si cruellement vivaces au fond des cœurs créés pour souffrir, que, malgré son héroïsme voulu, le jeune homme ne put retenir un sanglot en passant devant le lit où, chaque matin, son père venait embrasser sa mère avant de partir pour le service quotidien, et où lui-même enfant jouait avec sa petite maman lui racontant des histoires.

À table, tout seul, dans la haute salle à manger aux dressoirs d’acajou massif, ornementés de bronzes dorés, éclairée d’une dizaine de bougies qui ne parvenaient pas à trouer l’ombre, il eut un frisson, malgré le feu devant lequel le maître d’hôtel avait tiré la table.

Le frisson était plutôt d’âme. Aussi, toute la chaleur des braises ne put-elle l’arrêter.

Debout, la serviette en main, Serge, le maître d’hôtel, servait comme jadis. Il était seulement un peu plus blanc et un peu plus gras.

— Comment vont les tiens, Serge, mon bon ami ? demanda Georges.

— Très bien, monsieur le comte. Ici, on est tranquille, mais si tristes de voir si peu nos maîtres !

— Que fait ton fils ?

— Il est au régiment, monsieur le comte ; il a ses premiers galons.

— Déjà ?

— Oui, et ma fille va se marier,

— La petite Nelle ?

— Elle a vingt-deux ans, monseigneur.

— Est-ce possible ? Et toi, Serge ?

— Moi, monsieur le comte, j’ai soixante ans et je suis né ici trente ans plus tôt que monsieur… Je suis de l’âge de mon général, votre excellent père, que Dieu conserve !

— Et ta femme ?

— Elle va bien.

— Toujours cordon bleu distingné ?

— Elle a préparé le dîner de monsieur le comte.

— Dis-lui de venir m’embrasser.

— Ah ! elle sera joliment contente !

Alors, une créature grosse, courte, au jovial visage, accourut de toute la force de ses jambes épaisses, et vint mettre deux gros baisers quasi-maternels sur les joues de l’enfant qu’elle avait élevé.

— Mon petit Georges !

Georges baissa le front. Deux larmes noyaient ses cils.

— Maman ! murmura-t-il par besoin de dire ce mot si doux, toute l’âme reportée vers le temps où il vivait enfant, si heureux entre sa bonne et sa mère.

Ses yeux se perdaient dans la grande glace qui lui faisait face et d’où le reflet de l’image maternelle était enfui pour jamais.

Il dîna sans appétit, écoutant Serge, qui lui contait les petites affaires puériles de la maison.

— La tonnelle s’est effondrée, monsieur, les arceaux avaient pourri. Sandra, le jardinier, l’a étayée tant qu’il a pu ; puis, une nuit de neige, elle a croulé. Alors, à présent le chèvrefeuille pousse quand même dessus, mais on ne peut plus s’abriter dessous. Le gros araucaria est mort.

— Parle-moi des bêtes. Mirko, mon premier grand cheval ?

— Mirko, le cob français ? Mon général l’a envoyé à la campagne. Il vit sans rien faire dans les prés. Songez donc, monsieur le comte, il a vingt-cinq ans.

— Et les autres ?

— Mon général les a emmenés. Nous n’avons plus ici qu’une paire de trotteurs. Ils ne sortent que pour leur santé, puisqu’aucun de nos maîtres ne vient chez nous… Des fois, le dimanche, Stanko les attelle et nous allons, ma femme et moi, faire un tour aux environs.

— Et Nélusko, le chien de garde ?

— Croyez-vous, monsieur, que ce brave Danois connaissait votre nom ?

— Ah ! bah !

— Quand on parlait de M. Georges, il gémissait. Il est mort il y a plus d’un an.

— Et la chatte noire ?

— Ses petits courent par les greniers, monsieur.

— À présent, Serge, parle-moi du dehors. Sais-tu ce qui se passe au palais impérial ? On dit que l’empereur ne se consolera jamais de la mort de notre impératrice. Il l’aimait tant ! Il est sobre, notre empereur, pas commode à servir, d’une sévérité extrême pour pas grand’chose, les officiers ont des arrêts…

— Ah !

— Oh ! et puis, il y a des attentats, monsieur le comte ne sait pas ?… On a voulu tuer l’empereur trois fois, cette année.

— On n’a parlé que d’un seul attentat dans les journaux.

— Parce qu’on cache ces choses, monseigneur. L’empereur, aussi, semble s’exposer à plaisir. Il sort sans escorte, s’en va dans les bas-quartiers, la nuit. Ce sont les compagnons de l’Étoile-Noire qui chambardent tous les esprits.

— Les canailles !

— Mon fils raconte qu’au régiment même, on lui met des brochures de propagande anarchiste dans son paquetage. Il y a des réunions secrètes, des signes de ralliement impossibles à deviner. Quand on peut saisir des affiliés, on les fusille ; mais ils sont terriblement adroits, discrets, unis comme un seul homme sous les ordres d’un chef caché, rudement fort.

— Tu connais des compagnons ?

— Oh ! non, bien-sûr, monseigneur. Seulement, j’en soupçonne…

— J’ai fini de dîner, Serge ; dis qu’on attelle, puisque tu as des chevaux ; j’irai au cercle des officiers.

— Tout de suite, monseigneur.

Georges rentra dans son appartement. Il était perplexe. Le valet de chambre avait préparé son uniforme et attendait son maître, pour l’aider à quitter son costume de voyage. Mais le jeune homme, distrait, s’accouda devant son bureau et se mit à rédiger sa demande d’audience pour le lendemain.

— Qu’on porte ceci au colonel de la garde impériale, dit-il quand ce fut terminé.

Ensuite, il retomba dans sa rêverie.

Les compagnons de l’Étoile-Noire l’inquiétaient. À l’évocation de cette secte odieuse, le nom de son futur beau-frère, le prince Fédor Romalewsky, se présentait à l’esprit du jeune comte.

Trois fois, un domestique vint l’avertir que la voiture était avancée. Deux fois il répondit « J’y vais. » Et la troisième il répondit « Dételez, je ne sortirai pas. »

Alors il resta dans sa chambre, devant son feu et ses bougies, jusqu’à une heure si tardive que l’infortuné valet, tombant de sommeil, finit par venir frapper à la porte et, comme on ne lui parlait pas, par ouvrir.

— Quoi ? fit Georges surpris.

— Il est tard. Est-ce que monsieur le comte ne se couche pas ?

— Ah ! c’est vrai, Vasili ; vous avez raison, tout de suite.

Quand il fut entre ses draps, toute lumière éteinte dans la maison, isolée par une cour du bruit de la rue, Georges eut une vision… peut-être rêve… ou hallucination…

Il lui sembla voir Fédor Romalewsky debout sur un piédestal, couronné de flammes, un trident en main avec lequel il désignait, dans une grande foule, des êtres que d’autres emportaient et poignardaient au bas du piédestal jusqu’à ce qu’il en pût descendre en marchant sur les corps ainsi que sur des degrés.

Au fond, dans une clarté bleue, deux formes blanches, qui ne reposaient sur aucun support, marchaient dans l’air comme des anges.

Et il reconnaissait

Roma…

Mariska…


V

AUDIENCE IMPÉRIALE

L’empereur Alexis était dans son cabinet de travail, lorsque Georges Iraschko se présenta à son heure d’audience.

Alexis avait, d’un signe, congédié un secrétaire et tendu la main au jeune homme. Georges s’inclina sur cette main, y mit ses lèvres et resta debout.

— D’où viens-tu ? demanda Alexis.

— De Paris, sire. Votre Majesté m’avait accordé trois ans de congé ; je suis à peine au milieu du temps… et je viens aujourd’hui solliciter l’autorisation de me marier.

— En France ?

— Oui, sire, à Paris, mais avec une jeune fille appartenant à une famille kouranienne.

— J’aime assez voir mes officiers épouser des femmes des pays conquis ; cela consolide des liens souvent tendus jusqu’à se rompre.

— Je le savais, sire.

— Comment se nomme celle que tu épouses ?

— Mariska Romalewsky, répondit Georges avec effort, craignant l’effet de ce nom.

— La sœur des trois frères qui ont combattu avec tant d’acharnement contre nous ?

— Oui, sire mais ils ont fait leur soumission.

— De bien mauvais cœur ! Fédor, l’aîné, est affilié à la secte des compagnons de l’Étoile Noire.

Georges, à ces mots, eut un mouvement de surprise.

— Tu le savais ? dit l’empereur.

— Je le soupçonnais.

— Réponds nettement. Cela t’étonne que je sois si bien informé ?

— Un peu, sire… Cependant, le prince affiche si haut ses idées qu’il est facile de le connaître, lui, mais non ses actes.

— Quelles sont ces idées dont tu parles ? Tu es ici pour dire la vérité ; je veux la savoir.

— Sur mon honneur, je répondrai à toutes les questions que Votre Majesté voudra bien me poser.

— Partages-tu les idées de ton futur beau-frère ?

— En rien, sire, fit Georges franchement, sans chercher des phrases oiseuses, sachant fort bien à quel point l’empereur les détestait.

— Et ta future femme ?

— Je le crains, sire, mais m’en inquiète peu !

— Tu comptes, pour la transformer, sur ton influence d’époux ?

— Entièrement, sire. Je crois qu’une fois à moi, ma femme m’écoutera de préférence à son frère. J’en suis même persuadé.

— C’est possible. Fédor t’a-t-il avoué faire partie de cette secte ?

— Non, sire. Mais je crois en avoir la preuve… pourtant.

— Comment ?

— Parce qu’une personne que Fédor aime et de laquelle il ne se cache pas, me l’a dit.

— Quelle est cette personne ?…

— Une femme… oh !…

— Achève, qu’as-tu ?

— C’est si étrange, sire, si difficile à expliquer, surtout à vous !…

— Pas de mots inutiles, je t’en prie. Va au fait quand je t’interroge.

— Cette amie de Fédor — amie, non, car elle le hait, nièce et pupille, plutôt — est une créature d’élite, une âme d’ange…

— Qui hait son tuteur.

— En effet, sire, de tels sentiments n’ont pas l’air de concorder, et pourtant…

— Quel mystère caches-tu ? Voyons, parle…

— Moi ? aucun, sire ; mais, à coup sûr, la pupille de Fédor est un mystère vivant.

— En quoi ?

— En tout. Elle a d’abord une ressemblance physique frappante avec…

— Mais va donc ! fit l’empereur, agacé ; je n’ai pas une heure entière à te donner… Avec qui, cette ressemblance ?

— Avec Sa Majesté l’impératrice Yvana, fit Georges à voix basse, tremblante…

Alexis haussa les épaules.