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Alors, il saisit sa bête fidèle par le cou, afin de pouvoir se soulever, et il parvint à se mettre debout.

Il était très endolori, très contusionné, mais aucun membre n’était brisé. Il put faire quelques pas.

Un horrible spectacle s’étendait là, sous la lune calme qui venait de se lever : le grand corps blanc d’Yvan gisait en lambeaux. La tête avait disparu, les membres, à moitié rongés, étaient plus loin…

Puis le cheval dont le sang s’écoulait lentement par les naseaux et, à quelque distance, la masse énorme de l’éléphant.

— Mon Dieu ! fit Michel, en passant sur son front ses doigts tremblants. Quel carnage, j’ai provoqué ! Quel désordre ma venue a causé dans cette plantation heureuse ! J’ai été le cyclone, celui qui ravage, détruit, l’envoyé des forces inconnues, l’être de malheur et de vengeance !

Il marcha pour fuir l’horrible vision… pour chercher son escorte… pour se fuir lui-même.

Il était très faible, ses jambes tremblaient.

Le chemin où il se trouvait n’indiquait aucune sente frayée.

D’ailleurs, un sentier n’eût eu d’autre but que l’habitation d’Yvan Orankeff. Et cette habitation, avant tout, il voulait l’éviter, ne pas être témoin du désespoir des pauvres créatures abandonnées, ruinées, désolées par lui.

Michel regarda le ciel. Les étoiles y vacillaient, lançant leurs feux lointains. Il aperçut la splendide constellation de la Croix du Sud émergeant derrière les arbres.

— Ah ! se dit-il, voici ma direction. Je sais maintenant où est le Koubango. En route !

Un peu ranimé, il marcha toute la longue nuit de douze heures en ces climats équatoriaux et, au jour, il découvrit enfin ses nègres campés en haut des berges encaissées du fleuve.

À sa vue, ils accoururent tous, inquiets.

— Le maître blessé !

Aussitôt on s’empressa, on frictionna les membres raidis du malheureux ; on l’étendit à l’ombre d’une tente. On le réconforta de vin de palme et d’outarde rôtie.

— Jérémie, dit Michel au plus intelligent de ses serviteurs, écoute-moi et retiens ce que je vais te dire. Répète souvent mes paroles.

— Oui, maître.

— Tu vas monter à cheval et courir au port des Tigres, sur l’Océan. Tu iras à la maison des postes et télégraphes et tu feras cabler de suite devant toi ceci « Prince Romalewsky. Kronitz. — Élevez la cinquième croix. — Michel. » Il te faut environ quarante jours pour te rendre au rivage. Va, mon ami, et reviens. Tu seras récompensé. Ta famille, jusqu’à ton retour, ne manquera de rien.

Ces paroles dites, Michel Romalewsky laissa tomber sa tête fatiguée sur la mousse et s’endormit, brisé, à bout de forces.

La lionne Mariska sommeillait à côté de lui, calme et repue.


Pendant ce temps, une femme et deux enfants attendaient, anxieuses, sur la porte de la maison d’Yvan Orankeff.

Elles épiaient le retour du mari, du père…

Toute la nuit s’était écoulée dans cette attente inquiète. Et, chaque heure qui passait retentissait plus cruellement sur leur cœur.

Qu’était-il arrivé au colon ?

Aux questions des deux fillettes, la jeune femme ne répondait rien.

Pâle plus encore d’angoisse que d’insomnie, silencieuse, un sombre pressentiment l’étreignait.

Jamais encore Yvan n’avait tardé ainsi. Jamais il n’avait passé une nuit hors de la demeure, en ce pays où les éléments et les bêtes étaient terriblement hostiles. Pour qu’il ne fût pas rentré, il fallait qu’un obstacle infranchissable se fût dressé sur sa route. Il fallait, sûrement, qu’il y eût un malheur !

À cette pensée, à cet effroi, des pleurs obscurcissaient les yeux limpides, une mortelle alarme poignait la poitrine incapable de retenir les sanglots.

Et les fillettes, apeurées, muettes maintenant, levaient des yeux douloureux sur leur mère…

Tout à coup, là-bas, au bout du chemin, un groupe apparut.

Des nègres, lentement, portaient un corps. Un cri atroce… et la jeune femme courut.

La minute d’après, elle voyait le cadavre sanglant, déchiqueté… et tombait inanimée auprès de lui… tandis que les deux petites, à genoux, appelaient en pleurant :

— Papa !… Papa !…

Et la maison, hier si gaie, si riante, s’était assombrie soudain comme sous un voile de deuil…


III

JEUNES ÉPOUX

Depuis deux jours, le jeune ménage Karakine était de retour de son voyage de noces.

L’appartement, situé avenue d’Antin, du côté du midi, était clair et gai, encombré de bibelots offerts par la famille et les amis, et aussi par les fleurs qu’on avait répandues à profusion pour l’arrivée de la jeune femme.

Yolande, rose et joyeuse, arpentait sa nouvelle demeure, rangeant et dérangeant les petits meubles et les jardinières.

Assis dans une bergère, un journal qu’il ne lisait pas sur les genoux, son mari la regardait avec son sourire ravi.

— C’est gentil chez nous, fit-elle, n’est-ce pas, Paul ?

— Oui, petite chérie ; venez me le dire de plus près.

— Non, vous ne devez pas vous mettre en retard aujourd’hui comme hier. Allez-vous en. J’attends mon amie Mariska.

— Et vous avez des tas de choses à vous dire…

— Sans doute ; mais une jeune fille ne peut plus être ma confidente… à présent.

Il rit, se leva, enveloppa la jeune femme de ses deux bras :

— À présent, vous n’avez pas besoin d’autre confident que moi, je pense.

— Si, il y a des choses qu’on ne raconte pas à son mari.

— Pourquoi ?

— D’abord, parce que ça l’ennuierait, bien sûr… Des riens…

— Rien ne peut m’ennuyer, venant de vous…

— Prenez garde que je vous prenne au mot !

— Si vous voulez. J’écoute.

— Et vous obéirez ?

— Tout de suite.

— Alors, allez vous-en.

— Méchante !

— Tant pis. Un homme est gênant entre deux femmes qui causent.

— Deux femmes ?

— Oui, Mariska va venir ; partez… Votre ami Georges Iraschko sera enchanté de vous voir. Expliquez-lui qu’on est plus heureux marié que garçon, et qu’il se hâte de suivre votre exemple…

— Allez-vous dire la même chose à votre amie ?

— Qu’on est plus heureuse jeune femme que jeune fille ?

— Oui.

Elle rit et répéta :

— Ceci rentre précisément dans la catégorie des choses qu’on ne raconte pas à son mari…

Elle le poussa doucement hors du salon, et, quand il fut loin :

— Quel brave garçon ! pensa-t-elle, tout en regardant dans la glace sa propre image, à laquelle elle semblait faire cet aveu. Sans doute, on est bien plus heureuse mariée que jeune fille… seulement cela dépend de l’associé.

Elle s’assit près de la haute fenêtre, en face des arbres dépouillés de l’avenue, où pourtant déjà pointaient de tout petits bourgeons.

Paul avait abandonné son journal ; elle le prit, le rejeta, se remit à rôder du salon à la chambre à coucher, dont les croisées donnaient sur la petite place Saint-Philippe-du-Roule..

Elle vit la façade écrasée de l’église basse, sans cloches et sans beffroi, se rappela le jour où elle avait gravi les marches deux mois plus tôt, en robe blanche, couronnée d’oranger, contente… heureuse…

Et elle pensa être infiniment mieux aujourd’hui, installée dans la vie avec ce bon Paul, si délicat et si doux.

Enfin, le timbre de l’appartement vibra, un pas pressé dans le hall, un frou-frou soyeux et une portière soulevée, une sensation fraiche d’air extérieur tout parfumé de violettes, et Yolande sentit sur ses joues deux bons baisers.

Puis les deux amies s’éloignèrent un peu l’une de l’autre, se tenant encore les mains, leurs yeux riants, s’examinant avec une attention affectueuse.

— Tu as changé, remarqua Mariska.

— Eh bien ?

— Encore en plus joli ; et puis, tu rayonnes comme s’il y avait en toi une lumière.

— Je le dirai à Paul.

— Ah ! c’est vrai : Paul ! À présent, on n’osera plus rien te confier.

— Au contraire, Paul est notre meilleur ami. Il t’aime beaucoup.

— Je le lui rends. Il est sympathique et bon.

— Assieds-toi, chérie, et ne me parle pas de mon mari, mais de toi… Paris te plaît ?

— Beaucoup. Au couvent, je ne savais pas ce qu’était Paris. À part mes sorties chez tes parents et les matinées classiques où parfois nous menait ton excellente mère, j’ignorais tout. À présent, je vais à l’Opéra, aux Variétés, au Gymnase.

— Tu te lances !

— Je m’amuse. Crois-tu que je n’y aie pas droit ? Les îles, là-bas, entre vents et marées, ne sont pas gaies tous les jours.

— Tu es venue seule chez moi ?

— Non. Roma m’a déposée à ta porte et me reprendra ici.

— Oh ! pas tout de suite, j’espère.

— Elle m’a dit deux heures environ. Elle allait au Bois avec sa fidèle Riffemont.

— Elles monteront chez moi en venant te chercher.

— Pas de danger. Roma ne fait jamais une visite.

— Pourquoi cette délicieuse créature est-elle si sauvage ?

— Ce n’est pas de la sauvagerie, car elle reçoit avec aménité ; elle préside nos dîners avec un charme poli, mais elle refuse les invitations, malgré les instances de Fédor, qui a pourtant une grande influence sur elle.