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Sur le pont, une table, ornée de fleurs, de fruits, de flambeaux aux bougies voilées de gaze rose attendait les convives.

Avant de s’y rendre, le prince Fédor Romalewsky se retourna vers ses invités. Ils se dessinaient tous nettement sur l’horizon rougissant les cheveux des femmes s’empourpraient et, au sommet de la cheminée du bateau, une lueur plus claire restait accrochée. C’était le dernier sourire du soleil.

— Voyez, dit le Kouranien, la nature est calme, le silence absolu. Si Dieu vous parlait, on entendrait ses accents… Je pense toujours qu’il va venir de l’infini, avec une voix lointaine.

— Quelle voix ? questionna Hanna Pablow…

— La voix de l’au-delà… Nous sommes isolés sur ces flots, livrés à l’inconnu divin. Il faut songer que le moindre choc peut nous anéantir. Quelques minutes peut-être suffisent à nous séparer de l’éternité.

— Vous êtes effrayant, prince ! fit Mme Karénieff…

— Et impressionnant, ajouta Hanna… Je suis inquiète sans cause, ce soir. On dirait qu’il souffle sur nous des choses graves…

— Graves ? répéta Pablow avec une ironie forcée.

— Voyez comme les nuages ont des formes fantastiques. Je vois des croix et des cimetières…

— Des enfantillages, mon amie !

Devant la table, debout, le chapelain du bord récitait le Benedicite. C’était un ascète sérieux et doux. Il s’en allait vers la conquête des âmes, ayant fait le sacrifice de sa vie. Et, à toute heure, solitaire dans sa cabine, isolé de la bande joyeuse de ses compagnons il priait ou étudiait les idiomes africains.

— Mon père, dit Fédor Romalewsky, nous sommes anxieux… Dieu, parfois, envoie aux siens des pressentiments… Donnez-nous donc à tous une absolution générale…

L’abbé sourit :

— Ce n’est pas ainsi que les choses chrétiennes se passent, mon fils. L’absoute générale se conçoit en cas de péril imminent ; autrement, elle est particulière et secrète. Mais n’ajoutez pas foi à des idées superstitieuses ; les nuages ne révèlent rien… que des fantasmagories imaginatives. Tenez, les voilà, maintenant, qui forment des palais et des monts !

Fédor eut un rire étrange.

Tous s’assirent à table.

Dès le potage, la gaieté revint. Au dessert, les convives riaient. Joyeux, insouciants, tandis que le capitaine Yousouf, agité d’une nervosité presque intolérable, mordait ses lèvres et broyait de ses doigts fébriles la barre d’appui de la passerelle.

Il ne quittait pas son maître des yeux.

On passait, à la ronde un vin mousseux de France. Le prince Fédor se leva :

— Faites-moi raison, dit-il… Je bois à notre revoir dans un monde meilleur… Je bois à ceux qui nous y ont précédés !

D’un geste violent, il lança sa coupe par-dessus bord et quitta la table fleurie.


IV

COULÉS

La nuit était descendue sur les flots calmes.

Aucune lune ne brillait encore. Les étoiles un peu voilées jetaient une faible clarté.

Fédor Romalewsky avait fait glisser à l’eau le mince esquif que formait la sirène de la poupe du yacht, et il se tenait encore accroché au navire par une corde.

Soudain, un homme bondit près de lui.

— C’est toi, Yousouf ?

— Oui.

Il lâcha aussitôt l’amarre, et le petit canot, dès lors séparé du yacht, se perdit dans la nuit.

Les deux hommes n’échangeaient pas une parole. Une sueur froide inondait le front de Yousouf.

Le prince, une main, crispée sur le gouvernail, fixait ardemment la masse éclairée de son bateau lancé à toute allure.

Soudain, une clameur terrible parvint aux oreilles des deux hommes — en même temps qu’un ronflement sinistre s’épandait en roulant sur les flots.

Du milieu du pont, une haute colonne de flamme jaillit, pareille à un geyser embrasé.

Yousouf avait joint les mains. Ses lèvres tremblaient.

Fédor, grave et froid, regardait courir sur le pont de l’Alcyon tous ces êtres affolés, amenés là par lui, condamnés à ce supplice… ces gens rieurs et heureux quelques heures plus tôt et qui s’amusaient alors sans souci, au-dessus du volcan allumé par sa main.

Aux embarcations, les matelots se pressaient sans parvenir à faire jouer les réas, ces petites poulies servant à faire glisser les canots à la mer.

Ils s’acharnaient en vain. Ils luttaient inutilement contre la catastrophe.

Sur le rouf, la haute silhouette du prêtre, immobile… Les yeux au ciel, il récitait les prières des agonisants.

Les voiles du yacht avaient pris feu. C’était maintenant un tourbillon de flammes et de fumée, d’étincelles et de crépitements.

Des ombres se jetaient l’eau, et chaque fois la main du prêtre esquissait un geste de bénédiction suprême.

Une femme se tenait à genoux auprès du missionnaire. Elle implorait le ciel, tordait ses bras…

Le bateau s’inclinait à tribord. Les mâts tombèrent successivement en sifflant dans les vagues.

Maintenant, le navire demeurait immobile. Les hurlements des passagers en délire devaient s’entendre à une grande distance, au milieu du calme ambiant.

Cependant, des hommes avaient réussi à mettre à l’eau une chaloupe. Plusieurs s’y élancèrent.

Le prêtre souleva la femme qui était à côté de lui, la tendit aux naufragés et resta seul, devant le feu grondant et la mer infinie qui en reflétait les sanglantes rougeurs.

Il avait reculé jusqu’à l’extrême limite. Maintenant les flammes couraient sur toute l’étendue du pont. Aucun matelot, aucun passager n’y demeurait. Tous s’étaient précipités à l’eau.

La chaloupe de sauvetage, chargée à couler, inondée de clartés rutilantes, s’enfonçait peu à peu, effondrée.

Le missionnaire se tourna vers les appels désespérés partis de ce pauvre esquif… Majestueux, sublime, dans cette sorte d’apothéose, il sculpta encore dans l’azur le geste de foi et de pardon.

Sa manche flambait, sa tête s’auréola, sa silhouette noire parut pourpre.

Puis, tout s’éteignit.

Le yacht venait de couler à pic…

L’Alcyon n’était plus !

À genoux, au fond de sa barque, Yousouf sanglotait, éperdu. Fédor, calme mais très pâle, semblait être une statue de pierre… une statue de la Fatalité implacable.

Quand tout bruit eut cessé, il fit un mouvement et poussa du pied Yousouf, littéralement écroulé.

— Allume le falot, ordonna-t-il d’une voix brève.

Le marin tourna vers le maître sa figure ravagée.

— C’est trop !… trop !… dit-il.

— Ce n’est pas assez ! ponctua le prince. J’ai encore à punir…

D’une main tremblante, Yousouf faisait de la lumière. Il réussit à placer une lanterne marine à l’avant de l’esquif. Un petit sillon de clarté jaillit sur l’eau noire. Alors ils aperçurent en même temps une forme blanche, inerte, flottant à bâbord.

— Rame, ordonna Fédor. Éloigne-toi de cette épave.

— Je vous en prie… Je vous en supplie ! fit le malheureux, ardemment. Peut-être n’est-elle pas morte… Elle vient vers nous… Sauvons-la !

Une lueur d’attendrissement passa dans les yeux du maître, mais il domina toute émotion.

— Non, dit-il. Il ne faut pas de survivants à ce drame.

Yousouf courba très bas sa tête éplorée, se pencha sur les avirons, et, d’un coup de rage impuissante, fit voler le canot.

Suivant l’impulsion, la forme vint, toujours flottante, attirée dans le sillage d’écume creusé par l’embarcation.

Ils allèrent ainsi quelques brasses, puis Fédor se pencha sur le bord, allongea le bras, saisit l’épave qui semblait solliciter, par son obstination immobile et muette, ce geste de salut.

— Stoppe, Yousouf… Cette insistance est bizarre. Les lois fatales veulent que je recueille une malheureuse. Je n’irai pas contre une obligation si nettement imposée. Lâche tes rames et aide moi.

À deux, ils soulevèrent hors de l’eau le corps pesant, embarrassé d’une ceinture de sauvetage.

C’était Hanna, la jolie femme du colonel Pablow.

— Quoi ! remarqua le prince, je croyais n’avoir pas à bord une seule ceinture de liège ?…

Le marin se tut, embarrassé, tremblant. Fédor, de son regard, fouillait ses yeux.

— C’est toi qui l’a donnée à cette femme, Yousouf !…

— Prince…

— Réponds…

— C’est moi. J’avais la ceinture dans ma cabine. En quittant le bord presque en feu déjà, je l’ai passée vivement à la taille de cette pauvre créature.

— Tu m’as désobéi.

— Non… Vous ne m’aviez jamais défendu cela.

— Ne joue pas sur les mots. C’est bon. Je ne t’emploierai plus près de moi. Tu resteras à l’Ile, désormais…

Tout en parlant, ils avaient assis près d’eux l’épave, l’exiguïté du canot ne permettant pas de l’étendre.

— Elle est morte ! gémit douloureusement Yousouf… Morte !… Le secours arrive trop tard !

— Elle est évanouie, reprit Fédor. C’est ce qui l’a empêchée de se noyer. Elle reviendra à la vie plus tard. Ici, on ne peut lui donner aucun soin. Rame de toutes tes forces. Je tiens le cap à l’est sur l’archipel Siamos, qui doit être environ à dix milles devant nous.

— Il me semble que le vent a sauté dans l’ouest, monseigneur. Si je tendais notre petite voile ?

— Essaie.

Le capitaine Yousouf retira des mains de la sirène, où il était retenu par deux attaches, un petit mât de cuivre et il le planta debout dans l’œil même de la sirène, ou une gaine était préparée à cet effet. Il déplia un bout de toile rousse triangulaire, la fixa à la base et au sommet du mât, puis tint l’écoute.

Tout de suite, la voile gonfla. Le canot vira légèrement.

— Bien, dit Fédor. Nous allons nager lestement. Avec le lever de la lune la brise fraîchit. Veille à laisser filer l’écoute au moindre écart, pour nous empêcher de chavirer.

Le capitaine, plus libre maintenant, moins triste, regarda la forme féminine affalée au fond du canot. À grand’peine il parvint à l’étendre un peu plus, à dégager son visage de ses cheveux. D’un coup de couteau, il ouvrit la ceinture que l’eau avait tendue et serrée outre mesure, puis il essaya de relever les bras, d’actionner les poumons, de ramener la vie…