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— Mais tu peux prolonger ton séjour, maman, dit Yolande. Rien ne te rappelle à Paris immédiatement. Mes robes se cousent, mes bijoux se montent, notre appartement est trouvé.

— Mademoiselle, demanda Georges, est-ce qu’à Paris aussi on croit aux bagues porte-bonheur ? Y a-t-il une pierre spéciale pour les fiancés ?

— Je ne pense pas. En Italie, c’est le saphir. En France, par exemple, il y a des pierres qu’on réprouve.

— Lesquelles ? demande Roma.

— La perle, parce que, dit-on elle symbolise les larmes, et aussi l’opale, parce que ses couleurs changeantes sont synonymes d’inconstance.

— Quelle pierre avez-vous choisie, mademoiselle ? questionna Georges Iraschko.

— Un simple diamant croisé d’une émeraude, voyez…

Elle montra, toute fière, sa menotte menue, sur laquelle étincelaient des pierres fines.

À travers la glace sans tain du fumoir, Paul Karakine vit le geste. Il jeta sa cigarette, accourut, et tous les hommes le suivirent, attirés par cette société jolie de femmes élégantes.

Georges regardait les mains et les poignets de Mme Sarepta, sans aucun bijou.

— Vous n’aimez pas les joyaux, madame ? dit-il.

— Si, un peu. Mon oncle m’en comble… J’oublie de les mettre.

— Ce n’est pas flatteur pour moi, observa Fédor.

Elle lui sourit, un peu amère :

— Voulez-vous que j’aille en chercher tout de suite ?

— Certes, non.

— Je ne crois guère aux porte-bonheur : pourtant, j’ai là une toute petite chose qui ne me quitte jamais, un simple annelet d’or, si mince qu’il paraît à peine. Et je crois à lui, car il a été sauvé d’un terrible naufrage.

Le prince Fédor s’était approché de la jeune femme. Il prit sa main et fixa le fil d’or d’un regard curieux où passait une inquiétude.

Il dit, souriant, se forçant à être aimable :

— Qui peut valoir à cette bague infime tant de bonheur ? Qui donc a pu vous faire un si piètre présent ?

— Qui ? Je donnerais beaucoup, je vous assure, pour le savoir, et au cas où vous pourriez m’éclairer, voici l’histoire.

Tous devinrent plus attentifs.

— Il y a quelque temps déjà, poursuivit la jeune femme, je sortais du bain, et la baigneuse, en essuyant mes pieds, remarqua autour du quatrième doigt une petite chose brillante perdue dans un pli de la peau. Elle me le fit observer, prétendant qu’il fallait l’ôter.

« Je ne me souvenais pas d’avoir vu ce petit anneau, je l’ignorais là. Je l’enlevai et le plaçai plus en l’honneur, à ma main gauche comme une alliance, et j’y tiens plus qu’à toute ma cassette de rubis et de saphirs.

Georges, assis près de Roma, n’avait pas perdu un mot de ce colloque ; il dit :

— Chez nous, en Alaxa, ma douce patrie, il y a une vieille coutume remontant aux premiers siècles, et que votre anneau me rappelle.

— Oh ! dites-la.

— Voici le jour du mariage, l’époux met à l’église, devant tous, le premier anneau de la chaîne conjugale au doigt de la jeune épousée ; la nuit, dans l’intimité, il lui glisse au quatrième doigt du pied le second anneau de la chaîne… Le premier est d’espoir, le second de réalisation. C’est d’ailleurs le nom qu’on lui donne aux monts du Nigel, où est née la légende.

— Étrange ! murmura Roma.

— Folies ! dit Fédor, se promenant nerveusement.

— Voici maintenant, reprit le jeune Slave, ce que signifient ces deux anneaux. Celui de la main correspond au cœur, celui du pied correspond au cerveau. Physiologiquement, c’est ainsi. L’époux prend, par là même, possession des sentiments et de l’intelligence de sa femme.

— C’est très joli, remarqua Fédor, mais un peu enfantin.

Roma, les yeux arrêtés sur la bague mystérieuse, se perdait en un songe lointain. Elle ne remarqua point le ton acerbe, agressif même, avec lequel le prince avait prononcé ces paroles.

Mme de Riffemont se mit au piano. Elle chanta avec une voix ample encore, et beaucoup de goût et de méthode.

Yolande et sa mère écoutaient, intéressées, très musiciennes, pendant que les autres personnes laissaient courir leurs pensées.

— Paul a aussi une jolie voix, dit Yolande quand Mme de Riffemont eut fini. À votre tour, mon ami.

— Je ne sais pas grand’chose par cœur, riposta le jeune homme.

— Chante notre hymne national, intervint Georges, il a un sens religieux et patriotique splendide. Il intéressera ces dames.

— Oh ! non, dit Fédor sèchement, pas cette ineptie, je vous en prie ! Il n’y a rien d’odieux comme les scies patriotiques. Débitez une scie de café-concert, c’est plus gai.

— Je n’aime pas les choses gaies, interrompit Roma, les yeux toujours dans le vague. J’aime au contraire ce qui est grave, mélancolique, ce qui tient de l’âme et du rêve…

— Est-ce que vous croyez aux rêves ? demanda la marquise de Montflor, qui était superstitieuse.

— Moi, j’y crois à certains jours, dit Mme de Riffemont. J’ai eu parfois des avertissements…

— Ce sont des absurdités, ponctua Fédor.

— Peut-être, ajouta Roma, mais ces absurdités intéressent, troublent, passionnent. La vie nocturne est absolument différente de celle du jour… On se demande si le cerveau ne s’épanouit alors qu’à l’éclat de veilleuse, de veilleuse assourdie qui entoure d’ombres les pensées et les déforme… ou bien si le cerveau, conservant sa puissance et sa splendeur, quitte la vie réelle pour repasser des choses vécues autrefois, ressusciter des êtres, des images, des visions de jadis…

— C’est un angoissant problème, en effet, dit Georges Iraschko. Les songes nous sont un mystère… un mystère qui fait pressentir l’au-delà…

— Ou l’au-deçà ! reprit la jeune femme. J’ai souvent, la nuit, d’étranges surprises.

— Contez-nous un rêve ! insista Georges.

Fédor, agacé, s’éloigna du groupe, qu’il ne cessa d’observer, cependant.

— Je me rappelle très mal, expliqua Roma, je n’ai aucune mémoire. Pourtant, à l’heure où je rêve, les tableaux sont vifs au point que j’en garde l’impression, quelquefois longtemps après. Cette impression s’étend en tristesse ou en joie, même lorsque le souvenir des actes est passé. Aussi, pour graver ces petits romans, qui me sont chers, parce qu’ils me font vivre une vie factice, mais heureuse, j’ai imaginé…

— Une imprimerie occulte ? demanda Jean de Montflor.

— Presque… Au bouton électrique placé prés de mon lit, j’ai suspendu un carnet et un crayon. Je note les images des songes à toute heure de la nuit et, au matin, je relis. Quelquefois, c’est d’une limpidité surprenante, et presque toujours les mêmes sujets, les mêmes personnages sont en jeu… les mêmes événements se succèdent, s’enchainent… Parfois, c’est incohérent… confus… presque douloureux.

— Vous vous amusez à vous déséquilibrer, Roma ! observa Fédor, de loin, irrité et nerveux.

— Qu’importe si j’y trouve un bonheur, un dégagement d’âme ?… Sait-on où l’esprit erre quand il n’a plus d’entraves ? L’autre nuit, le mien était allé dans un palais merveilleux. Je me trouvais près d’une fenêtre haute et large, donnant sur une place vivement éclairée où passaient sans cesse des soldats à cheval.

— Ensuite ?… interrogea le prince, malgré lui.

— Entre la fenêtre et la place une cour spacieuse se fermait d’une grille dorée devant laquelle allaient et venaient des sentinelles. Je vis tout à coup sortir du sommet une dizaine de chevaliers. Ils allaient tous frapper sur un gong un coup sonore, et le cadran illuminé d’une horloge située au-dessous marquait dix heures.

— Mais j’ai vu cela, dit Paul Karakine. Continuez, madame…

Fédor, énervé, sonna pour le thé. Roma, placide, reprit :

— Je suivais toujours les allées et venues des passants ; j’avais une toilette de brocart blanc, constellée de broderies et de gemmes ; mes épaules, mes bras et mes cheveux s’irisaient des feux étincelants des diamants et des laiteuses transparences des perles. Des dames, très parées, elles aussi, m’entouraient, me servaient. Soudain, derrière moi, une voix angoissée d’enfant cria : « Maman ! »

» Je me retournai vite. Un petit garçon me tendait les bras, si joli dans ses dentelles avec ses boucles sombres ! Il avait le visage rouge, enflammé, les yeux injectés. Je le pris sur mes genoux, sa tête appuyée contre moi ; son souffle court, haletant, me brûlait le visage… Alors, je le caressai ardemment, je le dorlotai, je l’embrassai et il s’endormit ainsi, confiant, heureux…

» Quand je m’éveillai, j’étais encore sous l’impression de l’empreinte de ce petit corps contre moi… Est-ce singulier, ce rêve ? Moi qui n’ai pas la joie d’être mère !… »

Elle revivait cette nuit, les yeux perdus, l’âme lointaine.

Le prince Fédor s’approcha d’elle, une tasse de thé en main.

— Allons, Roma, buvez votre thé, vous finirez par vous troubler réellement, si vous vous complaisez en ces incohérences. Vous vous tournez la tête à plaisir.

— Suis-je responsable de mes songes ? Est-ce ma faute, si j’ai toujours avec moi en rêve le même adorable petit garçon ?… Parfois, il est joyeux, parfois triste, parfois encore il souffre et ne se calme que sous mes caresses.

Fédor abandonna sa nièce, revint près de la table à thé, où Mme de Riffemont coupait une brioche chaude.

— Je vous en prie, lui dit-il à demi-voix, distrayez votre jeune amie ; elle perd la tête en vérité. Sortez beaucoup, qu’elle prenne de l’exercice, des douches, elle a les nerfs malades.

— Je le sais. Je passe mon temps à détourner son esprit d’une idée fixe : l’enfant. Je crois que, peut-être, elle, devrait se remarier.

Le prince eut un sursaut.

— Se remarier ? elle ! Mais c’est le comble de la folie.

— Je ne suis pas de votre avis, prince, conclut la dame de compagnie, en s’éloignant avec la brioche, qu’elle offrit à la ronde.

Un instant après, les hôtes de Tourlevent prenaient congé de leurs amphitryons.

— Magda, voulez-vous donner l’ordre d’atteler ? dit Roma à Mme de Riffemont, et de faire reconduire Mme de Monflor.

— Me permettrez-vous de revenir demain prendre de vos nouvelles ? demanda Georges d’un ton caressant.

— Demain, non. Je compte aller à Clermont conduire mon oncle.

— Vous partez, prince ? Alors, aurai-je le plaisir de vous revoir cet hiver à Paris ?

— Peut-être.

— J’y serai bientôt, puisque j’ai l’honneur d’accompagner au mariage de Mlle Yolande une de ses amies.

— Une amie aussi bonne que belle, interrompit Yolande ; vous aurez une vraie chance d’avoir une telle compagne au bras pour arpenter l’église au moment de la quête.

— L’exhibition ne me sourit guère. Il paraît, madame, expliqua Georgia Iraschko se tournant vers Roma silencieuse, que j’aurai à promener une jolie robinsonne, aux yeux de gazelle, qui vit dans une île déserte perdue au milieu de l’océan, vêtue en Diane chasseresse…

— Prenez garde de jouer le rôle d’Actéon !…