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De tenue parfaitement correcte en sa simplicité, d’extérieur très sympathique, Mme de Riffemont plut tout de suite à Roma.

Lorsque Fédor la présenta à sa pupille, au premier regard, au premier rayon de leurs yeux se choquant, l’arrivante et la fière jeune femme se comprirent.

Toutes deux eurent un sourire. Roma fit asseoir la veuve du commandant.

— Je viens vers vous, madame, pour essayer de combler un vide, dit Mme de Riffemont avec une dignité gracieuse. Vous avez besoin d’une dame de compagnie ?… Je serai heureuse de vous offrir tout mon dévouement.

— Merci, répondit Roma simplement, en lui tendant la main. J’ai surtout besoin d’une amie ; voulez-vous, le devenir ?

— Je l’espère, madame. Vous aimer me sera doux, après les épreuves que je viens de traverser.

— Vous avez donc souffert, vous aussi ?

— J’ai perdu tragiquement un mari adoré, puis mon père, le comte de Rambure, après qu’il eut, hélas ! englouti notre fortune en de folles entreprises sportives et de coûteux essais dans le domaine de l’automobilisme électrique.

— Pardonnez-moi. Je réveille de douloureux souvenirs.

— Je vis avec eux, madame. La souffrance n’est-elle pas le lot de toute créature humaine ?

Dès le lendemain, Mme de Riffemont entrait en fonctions auprès de Roma, qu’elle sut gagner définitivement. Son tact inné lui avait fait deviner tout de suite à quelle femme supérieure par la naissance et par le cœur elle devait tenir compagnie. Cette situation de confiance devint un bonheur pour la pauvre déshéritée.

La semaine suivante, le prince Fédor Romalewsky trouva à acheter une villa que l’on disait splendide, située dans l’Auvergne, au milieu de ce merveilleux panorama d’un pittoresque si varié.

Fédor pensa qu’en cette délicieuse solitude Roma pourrait se plaire, en compagnie de la femme d’élite que Dieu avait mise sur sa route.

Et, en effet, ce fut avec une satisfaction réelle et ingénue que l’ancienne impératrice Yvana s’installa à Tourleven, près de Volvic, au centre des monts d’Auvergne.

De son côté, Fédor, rassuré et libéré de son doux mais en même temps cruel servage, put reprendre ses habitudes de voyages et de travail. Il put poursuivre ses projets de vengeance, faisant néanmoins de fréquentes apparitions auprès de sa bien-aimée pupille.

Depuis six ans, l’existence, ainsi réglée, n’avait pas varié.


XV

ON CAUSE…

Le lendemain du jour où Georges Iraschko avait si bien embourbé son auto, la marquise de Monflor et sa fille arpentaient le parc de Châtel-Guyon en causant de l’aventure de la veille.

L’orchestre jouait un pot-pourri sur Fatnitza et les enfants dansaient autour du kiosque à musique en attendant la distribution des joujoux, habituelle à chaque dimanche.

Ce n’était pas encore l’heure de sa souche, et Mme de Monflor prenait un peu d’exercice.

— Vois-tu, dit-elle à Yolande, j’ai eu tort d’amener ici ton fiancé. Je suis obligée de vous suivre dans vos excursions et je compromets ma cure… Aujourd’hui, je suis mal en train. C’est ce champagne d’hier, sans doute.

— C’est plutôt la peur que tu as éprouvée, maman. Si tu restes à tourner autour du parc ou sur les bords du Sardon, tu t’ennuieras et ne te remettras pas. Tu sais bien que le docteur t’a dit que, pour guérir, il ne fallait jamais songer à sa maladie, mais se distraire.

— Tu médites encore une excursion, je parie ?

— J’en médite toujours, petite mère, seulement, avant tout, je veux ta guérison. Tiens, voilà Paul qui descend par les lacets du Chalusset ; il va nous donner des nouvelles de son ami laissé en panne hier soir.

Paul Karakine, muni d’un alpenstock assez inutile, arrivait lentement. Il salua en riant.

— Si vous saviez en quel équipage je viens de rencontrer Georges ! Il suivait l’avenue Baraduc avec une mine de dogue muselé, battu et pas content.

— Qu’avait-il donc ?

— Il semblait furieux, assis sur le siège de son auto — l’auto récalcitrante — à côté de son mécanicien conduisant tant bien que mal deux forts percherons, attelés fort drôlement à la machine inerte… Les cochers gouaillaient comme toujours en pareil cas, et les passants riaient. Les deux bêtes, superbes pourtant, baissaient la tête comme honteuses, tirant à plein collier, ne pouvant trotter.

— Ça se comprend, fit Yolande. Deux chevaux pour en remorquer quarante ! Et où allait-il ?

— À Riom. La petite inattention d’hier va lui coûter une jolie somme. La machine est complètement faussée.

— Voici l’heure de ma douche, fit la marquise, tout à son affaire. Allez donc m’attendre sur la terrasse du casino, en prenant votre thé, et commandez ma camomille. Dans une demi-heure, je serai de retour. Où donc est mon fils ?

— Il s’amusait à pousser l’auto par derrière, ce qui faisait rire encore plus la galerie. Il reviendra sûrement pour dîner avec Georges. Probablement, ils prendront le courrier ou une voiture à Riom, à moins qu’ils ne montent chacun un des percherons !

Les deux fiancés suivirent le conseil maternel. Seulement, comme ils souhaitaient éviter la foule, ils s’en furent se mettre au plus loin possible de la musique, en face le théâtre…

— Je suis allé retenir un landau pour nous mener au lac de Thazenat, dit Paul.

— Quand ?

— Demain.

— Maman ne voudra pas venir, elle est fatiguée encore de la course d’hier.

— Comme nous irons en voiture, il n’arrivera ni panne, ni catastrophe. Nous ne connaissons guère ce ravissant pays d’Auvergne… Profitons-en, petite amie, puisque bientôt je vous enlève et vous emporte jusque chez moi… là-bas, vers l’Orient.

— Pas pour longtemps. Vous savez bien qu’on ne déracine pas une Française.

— Ne dites pas cela… Vous me faites mal… Cela m’angoisse parfois, cette différence de patrie, de races ne nous divisera-t-elle pas ?

— Je ferai un pas vers votre pays, Paul, et vous un pas vers le mien…

— L’amour comble toutes les différences, vous avez raison, ma chérie.

Il prit la main de Yolande et l’approcha tendrement de ses lèvres.

— Je suis égoïste comme les heureux… Pardon !… Je ferai éternellement ce qui vous plaira. D’ailleurs, je suis attaché à Paris. Mais ne m’ôtez pas ma joie et la fierté d’aller vous présenter aux miens, en mon pays, très beau aussi, croyez-le. Tenez, voici le propriétaire de la victoria de sauvetage d’hier ; il entre ici. Il me semble poli d’aller le saluer.

— Ah ! je crois bien, puisque nous lui devons… le salut… Il nous a rendu un immense service. Allez donc lui parler, mon ami.

— J’hésite, pourtant. Il a l’air peu accueillant et si sérieux !

— C’est à vous de vous présenter le premier.

— J’y vais.

Yolande suivit des yeux son fiancé. Il avait l’allure timide, un peu gauche. La jeune fille le remarqua, puis haussa légèrement les épaules.

— Il est bon, il m’aime !… pensa-t-elle.

Elle regarda l’étranger, qui, sans se lever, avait rendu le salut du jeune homme mais à un mot de celui-ci désignant Yolande, le nouveau venu quitta sa chaise et s’avança, ses yeux fauves fixés sur elle.

Elle répondit d’un sourire au geste respectueux du prince, et, lui montrant une place du bout de son éventail :

— Voulez-vous vous faire servir ici, monsieur ?… Je serai heureuse d’abord de vous remercier, ensuite d’avoir des nouvelles de madame… dont nous avons si maladroitement entravé le retour.

— Ma nièce a été enchantée de vous être utile, mademoiselle ; elle s’est même amusée des suites de l’incident… Votre ami, le chauffeur, nous a fait passer une soirée excellente.

Et, souriant :

— Il a été victime d’une méprise. Nos gens, étant donné son costume, l’ont pris pour un domestique, l’ont reçu en bon confrère, et, sans l’intuition de Mme Sarepta, il eût dîné à l’office et couché aux communs.

— Ça l’aurait follement diverti, déclara Paul.

— Il vient de partir à Riom. Nous lui avons prêté des chevaux ; ma nièce le ramènera elle est allée à la gare attendre quelqu’un, et je l’attends moi-même ici… Votre ami me disait que vous étiez d’Arétow, monsieur ?

— J’ai l’honneur de faire partie, comme le comte Iraschko, de l’armée de l’empereur Alexis.

— Vous êtes en déplacement ?

— Je suis attaché militaire à l’ambassade de Paris.

— Mais ce ne sera pas pour longtemps ?

— Ne dites pas cela, monsieur. Mlle de Montflor va s’effrayer.

— C’est vrai, dit Yolande, je ne puis m’habituer à l’idée de quitter mon doux pays de France.

— Vous avez raison, mademoiselle, la patrie est chose sacrée.

— Mais on épouse celle de son mari, fit Paul avec un regard tendre.

— Au fond, reprit Fédor, l’idée de patrie est une utopie ; les enfants de la terre ne devraient pas avoir de ces distinctions.

— Elles sont bien vivaces, cependant, monsieur, reprit Yolande. Ma mère est Alsacienne ; sa famille, après la guerre, a opté pour la France.

— Eh bien, mademoiselle, il y a entre nos deux situations une grande analogie. Je suis, moi, Kouranien ; mon pays a été pris, pillé, incendié ; les habitants ont été martyrisés par les Slaves. Aussi, une haine vivace, invétérée — invincible ! — existe-t-elle entre nos deux races…

Et, s’adressant à Paul :

— N’étiez-vous pas sous les drapeaux à l’époque de la guerre de Kouranie, monsieur ? J’ai été blessé gravement tout au début de la campagne et je n’ai pu prendre part à aucun engagement depuis. Mon ami Georges Iraschko y a été décoré, nommé capitaine sur le champ de bataille par l’empereur lui-même.

— De sorte, dit Yolande, qu’avant de vous rencontrer avec ce jeune officier, comme hier, à la même table, vous avez pu vous trouver déjà face à face, les armes à la main.

— Voilà le mal des guerres ! Quand donc les hommes comprendront-ils la vraie fraternité qui ne peut être que la vraie civilisation : l’union dans la liberté ?