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Roma mordillait une petite lanière argentée de bouleau :

— Comme c’est mauvais !

— Tenez, reprit Fédor, heureux de l’intéresser, je vais, avec cette écorce repliée et lisse en haut, vous fabriquer une tasse tout à fait étrange et vous offrir du thé dedans.

— Ici, du thé ?

— Parfaitement. J’ai une lampe à alcool, une boite de thé et la neige nous fournira l’eau.

La petite lampe à alcool chantait.

Les chiens s’étaient couchés.

Un des officiers s’avança. Il avait en main une mince fleur d’edelweiss, qu’il offrit à la jeune femme.

Tout en parlant, il agissait. Après avoir dépouillé une branche de son écorce, il étendit à plat celle-ci, puis la plia par le milieu dans le sens large Elle se roula naturellement et une bande d’autre écorce plus flexible la maintint ainsi liée en haut.

— Ah ! merci, dit-elle en souriant. Quelle chose rare et jolie !

— Monsieur, reprit l’officier, s’adressant au prince, vous êtes armé ?

— J’ai un revolver d’ordonnance.

— Voyez ces pas de loups devant nous.

— Oh ! en plein jour, qu’avons-nous à craindre ?

— Il ne faut pas s’y fier. Hier, nous faisions une reconnaissance à Montsala, là-haut, voyez-vous, dans les sapins… Nous avons tué un loup qui nous suivait comme un chien sournois. Songez que, moins d’une heure plus tard, quand nous revenions par le même passage, nous avons aperçu six loups en train de dévorer le corps de leur congénère.

— Je croyais, fit Roma en riant, que les loups ne se mangeaient pas entre eux.

— Toutes les bêtes se mangent entre elles, madame, et même parfois les gens… hélas !

Un vol éperdu de corbeaux passait au-dessus du bois avec un bruit assourdissant de croassements et d’ailes.

— Qu’est-ce qui a bien pu les déranger ? remarqua le capitaine.

Roma buvait son thé dans la tasse d’écorce. Il avait un goût singulier.

Mais cela l’amusait, ainsi que le vol noir des grands oiseaux.

Elle leva les yeux vers eux, et, soudain, elle dit :

— Le feu !

Tous eurent le même geste. Une flamme courait à la cime résineuse des sapins dépourvus de leur manteau blanc par suite du vent.

— En route et vite ! dirent les officiers… Madame, reprenez votre traîneau ; le danger est loin, mais il nous fera la conduite.

Rapidement, Fédor rejeta la couverture sur sa compagne, et le traîneau fila à toute allure. Quand ils furent en plaine, les chiens purent souffler.

Le groupe des voyageurs se retourna. Entre les volutes de fumée jaillissaient des langues de feu que le vent balançait, ainsi que les arbres, qui s’embrasaient ainsi mutuellement.

D’autres corbeaux s’envolaient, découpant leur large silhouette sur le fond rouge du ciel. En bas couraient, affolés, des lièvres blancs.

— Les loups vont venir, repartez promptement monsieur, conseillèrent les officiers. Quant à nous, il va falloir organiser le pare-à-feu.

— Le pare-à-feu, dans ce désert ?… Comment ferez-vous ?

La réponse se perdit au milieu de la fuite éperdue… L’attelage, épouvanté, galopait à perdre haleine, et plus n’était besoin d’exciter les vaillants animaux.

Une partie de la nuit, le spectacle fascinant de l’incendie tint Roma et Fédor à leurs fenêtres de l’hôtel.

Beaucoup de paysans et de soldats étaient partis, armés de branches de pins ; Ils avaient été au-devant du feu pour allumer, en face du sinistre envahissant, un contre-feu qu’ils poussaient jusqu’au moment où, les deux incendies se rencontrant, un bruit extraordinaire, comme un choc, marquait la fin du dégât.

Puis tout rentra dans la nuit, et la neige fondue se transforma en glace. La plaine blanche reprit son impassibilité.

— Qui donc a pu allumer ce feu au milieu de la neige ? demanda Roma le lendemain matin à Fédor, pendant leur déjeuner commun.

— Une singulière chose. De l’autre côté de ces forêts, il y a des villages où est en faveur le chamanisme.

— Qu’est-ce que c’est que le chamanisme ?

— Une superstition entretenue par les chamans, sorte de sorciers venus du Nord qui apprennent au peuple les coutumes les plus bizarres… Entre autres, lorsqu’un être vient de mourir, on lance en l’air un pigeon, une tourterelle, un oiseau quelconque, auquel on a attaché un paquet d’étoupe enflammée. Cela symbolise l’âme montant au ciel.

— Quelle étrange coutume !

— On a dû accomplir là-bas une cérémonie de ce genre. Poussé par le vent, l’oiseau s’est abattu sur un sapin.

— Quelle cruauté ! Ces peuplades sont donc sauvages ?

— Elles le sont en effet ; mais cet usage ne leur est pas unique, et, sans être sauvages, on peut imaginer d’aussi imprudentes pratiques. En France, au treizième siècle, on lançait dans les églises, le jour de la Pentecôte, des colombes et des étoupes enflammées pour figurer les langues de feu du Saint-Esprit. Cela se faisait dans la cathédrale de Paris.

— Superstitieuse époque !

— Le moyen âge est plein d’histoires de ce genre. Puisque vous aimez à lire les choses vécues, je vous monterai une bibliothèque intéressante et sérieuse.

Après le repas, les voyageurs se préparèrent au départ, malgré un temps devenu gris, menaçant de nouvelles rafales ouatées.


XIII

LE CHASSE-NEIGE

Le nuage de neige avait crevé soudain sur la petite troupe. C’était une envolée furieuse de flocons. Ils cinglaient le traîneau, qui s’enfonçait dans cette couche molle. Les chiens, à bout de souffle, n’obéissaient ni aux exhortations douces, ni aux coups de fouet.

La couleur du temps était crépusculaire. Le cocher dut s’arrêter.

— Il est impossible d’avancer, monsieur. Plus moyen !

De puis un moment déjà, Fédor voyait avec inquiétude arriver l’heure critique et se demandait, anxieux, ce qu’il ferait pour sa compagne.

Elle ne se plaignait pas, restait silencieuse.

— Que pensez-vous, Roma ? interrogea-t-il.

— Que j’aurais mieux fait de ne pas vous amener ici, mon oncle.

— Il ne s’agit pas de moi, mon enfant… Seulement, je m’effraie de cette température pendant la nuit que nous allons sans doute passer ici.

— N’ayez aucun souci de moi.

— Monsieur, reprit le conducteur, je connais une espèce d’hospice, ainsi qu’on en rencontre dans nos montagnes de place en place. Si vous pouviez marcher jusque-là…

— Loin ?

— Pas trop.

— Essayons. Je soutiendrai madame. Montrez-nous le chemin.

L’homme détela ses bêtes qui suivirent, la tête basse. Il leva debout son traîneau, l’appuya à un arbre et partit.

Roma était vaillante. Ainsi qu’elle l’avait dit, rien ne l’épouvantait ; elle supportait sans un mot de plainte cette marche écrasante dans la neige où ses pieds se perdaient.

Par moment, le conducteur se retournait pour la regarder avec attendrissement et il lui venait aux lèvres des mots familiers, murmurés à voix basse :

— Courage mon agneau, courage ma souris…

Roma, sans comprendre les paroles, saisissait l’intention. La sueur coulait de son front, tandis que ses jambes se glaçaient.

Après une heure environ de cet effort, on avait fait un kilomètre à peine ; mais on touchait au but.

C’était un bien précaire asile. Une sorte d’isba en trocs d’arbres, fermée d’une porte mal jointe ; mais, sauf à l’entrée, la neige n’avait pas pénétré.

Le guide vivement, jeta dans la cheminée un tas de bûches, y mit le feu, et une claire montée de flammes illumina l’intérieur dénué de tout : ni chaise, ni banc, ni meuble. La terre nue en bas, le toit couvert de neige en haut.

N’importe, il leur semblait délicieux de ne plus sentir le vent fouetter leur visage, de ne plus enfoncer dans la couche enlisante et froide.

Fédor avait roulé des bûches près du feu. Il étendit dessus une de ses couvertures et y poussa sa compagne transie, brisée de fatigue.

Il lui retirait ses bottines, enveloppait ses pieds d’une fourrure, et mettait sous sa tête une autre bûche, recouverte d’un peu de mousse trouvée sur le bois vermoulu de l’intérieur, afin d’en atténuer la dureté.

La bonne chaleur faisait son effet, à présent. Un sourire vint aux lèvres pâlies de la jeune femme.

— Merci ! dit-elle, une main posée sur le bras de son compagnon ; songez à vous, maintenant.

Le cocher avait trouvé un peu de paille et s’était couché au fond du refuge. Les huit chiens alignés, assis sur leur queue, regardaient le feu.

C’était un spectacle curieux. Roma ne put s’empêcher de le remarquer.

— Voyez ces têtes, Fédor. Ils se ressemblent tous, mais aucun d’eux n’a la même expression. Aucun ne doit penser la même chose.

— Tous n’ont qu’une idée, soyez-en sûre : ils rêvent d’une bonne soupe.

— Ce sont de braves bêtes… Dans la bibliothèque d’Etchingen, il y avait un livre de Maxwell où étaient écrites d’étranges choses. Il parlait entre autres de la couronne aimantée qui permet de faire passer sa pensée dans le cervelle d’un autre, même d’un animal. Un sujet extériorisé peut charger de sa sensibilité une bête et penser ce qu’elle pense.

Fédor haussa les épaules :

— Ne croyez pas ces sottises, ma chère nièce. Ce serait digne des chamans. Entendez-vous le vent hurler ? IL pousse si fort la neige que nous allons être bloqués.

— Nous nous débloquerons ; je ne me plains pas du pittoresque de notre situation. C’est une sensation neuve.

— Vous avez une nature essentiellement aventureuse et brave, très peu femme.

— Hélas !

— Le plus triste de cette situation qui vous ravit, c’est de songer que nous allons rester là peut-être douze heures sans pouvoir bouger ni diner.

— Nous ferons du thé.

— Nous ferons rôtir un chien, dit Fédor en riant : je n’ai pas même de sandwich, sauf quelques petits gâteaux secs.

— Donnez-les moi, nous allons les partager fraternellement. En voici quinze, nous sommes onze. Chacun presque un et demi.

— Regardez maintenant l’expression de nos chiens, comme ils dressent leurs oreilles ; ils rampent vers vous ; ils ont compris.

— C’est logique. Ils ont eu presque toute la fatigue. Voulez-vous que nous nous contentions du thé et que je leur offre tous les gâteaux ?

— oh ! comme vous voudrez.

Alors, ce fut une hâte. La petite meute accourut. Huit museaux s’appuyèrent sur les genoux de la dispensatrice. Chacun eut sa part.