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Ils tournèrent le projecteur vers Narwald, oublieux de la mer, où d’ailleurs le bateau fugitif avait disparu, emportant son secret…

Que se passait-il donc à son bord ?

Boris Romalewsky, aidé d’une infirmière, se multipliait auprès du corps adorable d’Yvana.

Il venait de l’enlever, avec un rare bonheur, du cercueil où l’avaient apporté les moines, à l’endroit convenu, à l’orée des forêts, en la nuit mystérieuse…

Boris avait traversé les bois, portant son fardeau, et s’était jeté épuisé dans la tartane apostée derrière les haies d’aloès bordant la grève.

Une femme l’y attendait : Rosa, l’intendante dévouée et habile de Narwald, envoyée par Fédor.

Azad, le valet fidèle, conduisait un cheval robuste et vite. Malgré la difficulté des routes, la voiture, aux roues bien caoutchoutées, filait à une allure vertigineuse. En moins d’une heure, il parvint à la crique où était mouillé le Stentor.

Sans perdre une minute, Boris fit lever l’ancre pour gagner le large et y accomplir en sûreté le plus inquiétant de sa tâche : la résurrection !

Depuis déjà huit heures d’horloge, dans la grande cabine du Stentor, le cadet des Romalewsky et l’infirmière Rosa observaient avec une attention passionnée le visage couleur de cire de la pauvre victime des haines politiques.

Ses traits n’avaient aucune rigidité, ce qui rassurait le chimiste ; son corps n’était pas glacé…

L’infirmière avait enveloppé d’ouate la jeune femme, autour de laquelle étaient disposées des bouillottes d’eau chaude. Sur un réchaud brûlaient des grains d’encens, afin de faciliter la respiration. Une bouche d’aération envoyait du pont une quantité d’air pur.

Boris, à deux ou trois reprises, avait pratiqué, à l’aide d’une seringue de Pravaz, plusieurs injections sous-cutanées de caféine. Il avait rasé les cheveux de la jeune femme avec soin et posé sur le cuir chevelu une calotte de coton hydrophile imbibé d’une solution spéciale préparée, à l’avance, destinée à atteindre la couche du derme où se trouvent les glandes sébacées et à modifier à l’avenir la couleur des cheveux.

Il avait également coupé les cils et les sourcils et passé avec un léger pinceau la composition piliforme. Avec un tube de verre, glissé entre les dents, il envoyait dans les poumons de la patiente des vapeurs végétales prises en un récipient, où se consumaient des herbes.

Le prince Boris Romalewsky suivait sur son chronomètre la marche de l’aiguille, avec une angoisse réelle. La sueur perlait à son front.

— Rosa, dit-il, je vais élever les bras, faites de légères pesées alternatives sur la poitrine, puis insufflez de l’air chaud dans les poumons, avec le tube.

Ils agirent très lentement d’abord ; les membres étaient souples.

Après quelques minutes de ce manège, Rosa prit une glace, la passa devant les lèvres de la patiente. Le verre se ternit légèrement.

— Voyez s’exclama-t-elle, radieuse.

— Allons, courage ! fit Boris, en écoutant le cœur à l’aide d’un instrument spécial… Je perçois quelques légères palpitations. Il faut opérer la respiration artificielle, la traction rythmique des membres, puis vous frictionnerez la poitrine avec le contenu de ce flacon.

Ils se hâtèrent, et bientôt de faibles frémissements coururent le long du corps dont l’inertie était vaincue. Une nuance un peu rosée reparaissait aux lèvres. En soulevant les paupières, on pouvait voir la prunelle, tournée en haut, s’abaisser un peu vers le bord inférieur.

Boris passa sur les tempes, à l’épigastre, à la nuque, un rouleau électrisé faiblement. Soudain, une secousse nerveuse agita en entier la patiente, ses dents grincèrent et des craquements se firent entendre aux jointures.

— Gloire à Dieu ! fit Boris.

Rosa se signa.

Dès lors, ils cessèrent tout mouvement, ayant soin de maintenir un peu hauts les bras, afin de faciliter l’amplitude du jeu des poumons.

— Vous avez du café très fort, Rosa ?

— Voilà.

— Faites-lui en passer quelques gouttes dans la bouche toutes les dix minutes.

— Bien, monseigneur.

— Je vais monter sur le pont. Je pense qu’elle va ouvrir les yeux, et il ne faudrait pas que ma présence l’effrayât. Votre visage très doux ne saurait lui causer d’alarme. Appelez-moi par l’acoustique à la moindre alerte. Je resterai à portée.

Les prévisions de Boris Romalewsky ne tardèrent pas à se réaliser.

Deux heures à peine s’étaient écoulées depuis son départ quand Yvana leva ses lourdes paupières. Son regard vague roula aux entours, puis, lasse de l’effort, elle referma les yeux.

À présent, le pouls que tenait Rosa battait presque régulièrement ; des soupirs s’échappaient de la bouche entr’ouverte.

La garde alla à l’acoustique ;

— Voulez-vous descendre, monseigneur ?

Boris accourut et, dans sa joie de constater le miracle, serra avec effusion les mains de Rosa.

— Sauvée, ma bonne Rosa ! Sauvée ! Combien mon frère sera heureux !… Les Kouraniens n’auront pas consommé ce crime atroce.

Et, saisissant le cordon téléphonique :

— Capitaine, ordonna-t-il, faites lancer une fusée quand dix heures sonneront.

(C’était ce signal qu’avaient aperçu les deux marins d’Alexis au port de Kronitz.)

Boris revint à la table où Yvana était toujours étendue :

— Mettez-la au lit, Rosa, et donnez-lui d’heure en heure une cuillerée de bouillon alternant avec du lait. Suivez bien son regard, afin de constater si elle donne quelques signes d’intelligence.

Yvana venait justement de rouvrir les yeux. Elle les promenait sans but. Aucun signe de frayeur ou de joie ne transparaissait.

Un appel vague sortit de ses lèvres.

Rosa se pencha :

— Que voulez-vous, madame ? dit-elle avec douceur.

Elle n’obtint aucune réponse.

Boris s’approcha à son tour, toucha le front de la pauvre créature, d’une main tremblante.

— Mon enfant, dit-il, ma chère petite, désirez-vous quelque chose ?

Un autre vagissement dénué de sens s’entendit à nouveau.

Boris Romalewsky suivait anxieusement le réveil de cette âme… Son regard semblait boire avidement les moindres mouvements de ces regards éteints.

Rapidement, il enleva la calotte médicamenteuse qui couvrait la tête d’Yvana et la remplaça par une mousseline légère qu’il venait de magnétiser au préalable. Puis il s’assit près de la couchette, observant le pouls, montre en main.

Bientôt, il eut un sourire :

— Il est presque normal. Rosa, procédez aux soins que je vous ai prescrits. Je vais préparer une potion. Vous m’appellerez en cas de besoin.

Toute cette fin de nuit et la journée qui suivit se passèrent sans changement notable. Yvana respirait maintenait librement ; ses membres s’étaient réchauffés ; elle regardait avec calme et sans surprise son entourage ; elle agitait faiblement ses membres, mais ne parlait pas.

Trois jours s’écoulèrent ainsi. Boris tremblait pour l’intelligence de sa miraculée. Elle acceptait le lait, les œufs, souriait aux fleurs et à la bonne figure de Rosa, émettait quelques sons doux, sans expression.

Soudain, un éclair de lucidité sembla passer dans ses larges prunelles. L’observateur le nota.

— Mais, c’est une enfant ! s’écria-t-il. Elle a perdu toute mémoire, non toute intelligence. C’est de nouveau un sol vierge. Il faut le semer.

Rassuré, il se mit à écrire à son frère une longue lettre avec les mots de convention spéciaux entre eux ; puis, le soir venu, il fit approcher le bateau à proximité du port.

Depuis huit jours, il manœuvrait au large, courant des bordées hors de la zone dangereuse.

— Azad, dit Boris à son valet de chambre, tu vas aller en canot jusque devant Narwald, tu remettras cette lettre à mon frère et tu attendras une réponse que tu me rapporteras avec les nouvelles du pays, car nous vivons de telle manière, ici, que j’ignore tout.

— Il y a des batailles, monseigneur. Nous avons entendu le canon.

Boris, lui, n’avait rien entendu.

— Tu me rapporteras encore de Narwald des fleurs fraîches, continua-t-il. Tu auras peut-être de la peine à passer. Mais si on t’arrête, ne crains rien. La lettre que tu portes ne saurait te compromettre, j’y ai simplement transcrit une fable enfantine.

Seulement, Boris se dispensa d’expliquer que, dans cette fable, un seul mot comptait par ligne et qu’il était placé à intervalles irréguliers, selon une formule connue uniquement des Romalewsky.

— Devrai-je revenir cette nuit même, monseigneur ? demanda Azad.

— Aussi vite que tu pourras.

Au lever de la lune, le canot électrique était mis à flot, emportant vers la côte le fidèle serviteur.

À l’aube, Azad rentrait épouvanté.

Il avait trouvé Narwald en cendres et appris que le prince Fédor était prisonnier. On parlait d’une paix ruineuse et honteuse, et pourtant impossible à éviter.

La Kouranie, ravagée de fond en comble, était définitivement perdue.

Boris pleura à cette atroce nouvelle. Il sentait son cœur se tordre en un indicible désespoir. Ses parents avaient dû succomber, malgré la vaillante résistance de leur fils aîné.

C’était le commencement des répressions prévues, hélas à la suite du crime commis contre l’impératrice.

Le malheureux Boris ne parvint à se calmer que pour se rendre auprès de sa malade.

Elle était assise sur sa couchette, ses yeux regardaient à travers le sabord ouvert par un temps calme et doux.

Elle se tourna vers l’arrivant et quand il fut près d’elle avec son visage bouleversé, la douleur visible en toute son attitude, elle eut un geste charmant, un geste d’enfant. Elle passa sa petite main fine sur la joue du Kouranien.

— Ah ! soupira Boris ! Quel mal nous nous sommes involontairement causé l’un à l’autre !

Il fléchissait encore sous cette caresse attendrissante ; ses larmes jaillirent malgré lui. Il conta le malheur à Rosa, dont les enfants, en service également à Narwald, avaient dû succomber tous, là-bas…

La pauvre femme, émue, désolée, se mit à prier ardemment.

La journée s’écoula, à bord, en explosion de chagrin et en imprécations de rage. Chaque homme de l’équipage avait sûrement un deuil à déplorer. On mit le pavillon en berne et on récita les psaumes pour les morts.

Qu’allait faire Boris, à présent ?

Il ne pouvait croiser sans trêve sur cette mer du Levant. Yvana était sauvée ; ses forces reviendraient vite, maintenant. Il faudrait recommencer son éducation, mais cela valait mieux ainsi. En ce cerveau remis à neuf, on jetterait les graines qu’on voudrait.