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» Quelle aubaine ! me disais-je ; je vais donc un peu me distraire. Je sautai en automobile et fus en quelques minutes au blockhaus.

» Là, je me trouvai en présence de deux messieurs vêtus de costumes coloniaux.

» Ils me saluèrent gaiement.

» — Une auto, un téléphone ! au bord du Zambèze !… Les indigènes, ne nous ont pas trompés. Vous êtes Jupiter ou Mercure !…

» — Un peu plus, même, car j’existe ! Mais, puisque nous sommes dans un centre civilisé, agissons selon l’ambiance : je vais me présenter en toutes règles ; après, ce sera votre tour. Je suis le prince Michel Romalewsky, Kouranien exilé par amour de l’or, pour ce qu’il peut donner de force et d’indépendance aux Européens.

» — Parfait, nous voilà d’accord. Je suis, moi, Paul Daurague, explorateur par goût des aventures, des belles chasses et aussi dans l’espoir de découvrir une belle mine qui embellisse la mienne, souvent assez grise par suite d’une bourse trop légère.

» Mon compagnon, Henri de Linrel, Parisien pur sang, venu ici par suite du désir paternel pour fuir la trop attrayante capitale.

» En un mot, cher compatriote, permettez-moi cette appellation, puisque nous sommes deux Européens — deux blancs — nous restons stupéfaits et ravis de trouver au sein de ces inextricables forêts — oh ! combien inextricables !… — une oasis paradisiaque ! Serait-ce un effet de votre charité confraternelle de nous y donner asile pour la fin du jour et la nuit ?

» Bien volontiers j’acceptai de loger ces braves garçons. Ils me restèrent même huit jours ; ce me fut une distraction, car ils étaient joyeux. Ils admirèrent fort mes systèmes de plantation et de dessèchement des marais et le jeune de Linrel, dont le père a des propriétés en Sologne, m’apprit comment, dans ce pays, ils avaient procédé pour assainir leurs terres.

» Maintenant, mes frères, je m’adresse plus particulièrement à vous deux ; suivez bien le fil d’une conversation que j’eus avec mes hôtes et dont peut-être jaillira une clarté. Je ne sais rien de plus que ce que je vais vous dire, mais si vous le jugez à propos, je partirai pour Miranda.

» Voici :

» — Nous avons une chance inouïe, dit en s’en allant Henri de Linrel, pendant que je l’accompagnais à cheval jusqu’au gué du Kounéné. Après ce charmant séjour chez vous, nous allons encore gîter chez un Européen.

» — Où donc ?

» — Où ? Ceci, je ne pourrais vous l’expliquer. C’est une ferme qui se nomme Miranda et qui se trouve située dans la région haute du Koubango.

» — C’est très loin d’ici, je connais le Koubango.

» — Tout est loin ici. On vous parle de trente jours de marche comme de trente heures chez nous.

» — Il y a au moins trente jours de marche, interrompit Paul Daurague ; mais avec vos « boe-cavalho » — autrement dit vos vaches cavalières, car ce nom pompeux s’applique à la bête cornue que nous enfourchons faute d’un plus noble coursier — nous en aurons, n’est-ce pas ? pour le double de temps…

» — Presque. Seulement, la région n’est pas trop pénible à parcourir ; il n’y a pas de « mollassa »…

» — Oh ! je la connais, la mollassa, cette tourbe enlisante dont il est impossible de se dépêtrer ! Songez que ma première vache maigre, venue d’Égypte — le croiriez-vous ? — y a laissé jusqu’à ses cornes… On m’a sauvé en me tirant par une corde à quatre chevaux, comme on tirait jadis en place de grève les grands criminels. Seulement les chevaux, pour moi, tiraient dans le même sens.

» — Revenons au voyage. Vous aurez des bois ombreux — trop souvent ; vous croiserez des éléphants, girafes ou autres indigènes, et vous arriverez tout doucement au grand et beau fleuve. Mais qui habite à Miranda ?

» — Un colon charmant qui fut jadis ami de mon père : Ivan Orankeff. Il a émigré ici à la suite de blessures reçues à la guerre. Il donna sa démission, acheta une concession immense, et, comme il possédait certaines notions de culture, il se mit à faire de l’élevage. Il a des pêcheries et des salaisons.

» Le Français continuait de parler ; je ne l’entendais plus. Ce nom : Yvan Orankeff, m’avait fait tressaillir. Ce nom maudit inscrit sur notre liste des condamnés…

» Je vous livre ce renseignement… Est-ce le même individu ? Que faire ? Dois-je partir pour Miranda ? »

— Que veut dire ceci ? demanda Mariska, intriguée.

— Rien qui puisse te préoccuper, mignonne ; c’est un ancien épisode de la guerre.

— Ah ! cette guerre !… Quand vous en parlez, tout s’assombrit… Vous voilà, tous les deux, pâles, et vous vous regardez avec stupeur !… Finissons donc la lettre.

— Elle l’est, ma petite chérie, répondit Fédor. Il n’y a plus que les tendresses finales. À présent, je vais partir. Boris, tu reconduiras notre sœur, n’est-ce pas ?

— Au revoir, mon Fédor, dit Mariska en se jetant dans les bras de son frère ; à bientôt, et songe à ta promesse : à Paris dans un mois !

Le prince serra sa sœur dans ses bras, étreignit la main de Boris avec une expression singulière, et se dirigea vers le Stentor prêt lever l’ancre.

Yousouf, immobile, dans l’attitude d’un soldat sous les armes, attendait un signe.

— Embarque, ordonna Fédor, tu me conduiras jusqu’à Kronitz et tu rentreras ici.


XIV

LE MYSTÈRE DU MARIN

Le capitaine du steamer démarra pendant que le canot de Mariska, Flirt, partait aussi, la proue tournée vers l’Île Rose.

Boris avait enveloppé sa sœur dans un ample plaid par-dessus sa pelisse et la tenait d’un bras protecteur, car la mer était houleuse.

Le Stentor tanguait sur les vagues moutonnantes. Le prince Fédor, debout sur le pont, sans même songer à se couvrir d’une pèlerine, regardait venir à lui l’horizon lointain.

— Très vite ! ordonna-t-il à l’homme de quart, toutes voiles dehors et les feux au maximum.

— Par ce temps ? observa le marin.

— Oui, par ce temps.

Il se retourna sans un mot d’explication, perdant qu’à travers le porte-voix passait l’ordre étrange. Le navire bondit comme sous un coup de fouet et fila, vertigineux, dans l’immensité.

— Yousouf, dit le prince, descends.

Fédor passa le premier, obligé de se tenir ferme aux rampes. Une fois dans le salon, il s’assit sur le divan circulaire et indiqua au marin une place en face de lui.

— Écoute, je t’ai promis, hier, de te raconter ta vie. J’ai hésité d’abord, puis j’ai réfléchi, qu’en somme, c’était un devoir.

» Je n’ai pas le droit de m’arroger la direction de ton libre arbitre. Le seul droit que j’aie — et celui-là je n’y faillirai pas — c’est de te rappeler à l’ordre par tous les moyens admis d’après les règlements de notre association — dont tu es membre volontaire — si, par hasard, tu manquais à ton serment.

» Maintenant, quand je t’aurai dit ce que tu ignores, quand j’aurai comblé cette lacune qui sépare hier de demain, tu songeras à ce que tu préfères : prendre du service où bon te semblera tout en gardant, bien entendu, la marque de l’Étoile-Noire, ou rester chez moi. »

Yousouf avait violemment rougi. Ses yeux, ardemment fixés sur le prince, ses mains agitées d’un tremblement involontaire, disaient son angoisse.

— Il y a cinq ans depuis Pâques, reprit Fédor, que s’est déroulé à Arétow un procès retentissant.

» Un Kouranien de la partie annexée avait prêté, comme tous les conscrits, serment de fidélité à l’empereur. Il se nommait Josef Astor.

» Brave, intelligent, ambitieux, il entra aisément à l’école des sous-officiers, gagna ses grades en quelques petites escarmouches coloniales, revint décoré et fut attaché au ministère de la guerre où il devint un des secrétaires du ministre.

» II avait travaillé jusqu’à ce jour. Les tentations du monde, les plaisirs prirent son cœur, mal aguerri encore, et il céda aux entraînements du jeu.

» Comme il ne possédait que peu de ressources personnelles étant d’une famille modeste, il eut vite absorbé son capital et dut avoir recours aux expédients.

» Le malheur voulut qu’il se liât avec quelques étrangers dont les conseils le perdirent.

» Ils lui montrèrent les gains faciles sans grande peine, le moyen de recueillir en abondance les louis nécessaires pour la satisfaction de ses basses passions et il céda, détourna des plans de guerre, des cartes secrètes, fit des copies, des photographies, alla jusqu’à enlever des papiers concernant la défense nationale.

» Après quelques mois de folies où il tomba dans les pires excès, on découvrit en haut lieu les fuites. De là à filer le coupable et à le trouver, il n’y eut qu’un pas. Ce jeune homme, qui tout à coup jetait l’or à pleines mains, donna l’éveil. On chercha… on découvrit… »

Yousouf, le front dans ses mains, pleurait silencieusement.

Fédor continua :

— Josef Astor fut dégradé au milieu du carré de justice, condamné à mort…

» Mais le jour de son exécution tombait juste en même temps que la naissance du petit prince impérial Rorick. Cette heureuse coïncidence sauva sa vie.

» On l’envoya aux mines de mercure, à Kourk.

» C’eût été pis que la mort, si Dieu n’eût eu des vues sur ce criminel, peut-être plus faible que coupable, plus inconscient que traître.

» Moi, vois-tu, je l’excuse davantage, parce que, en somme, il était Kouranien. S’il n’avait pas juré fidélité à l’empereur, je l’excuserais tout à fait. Quoi qu’il en soit, je l’ai sauvé…

» Donc, Josef Astor partit pour Kourk. On l’envoya au fond des mines, travailler, à l’extraction du vif-argent, métal fluide, glacial, mystérieux, aux propriétés si étranges.

» Après un séjour de quelques semaines aux galeries du fond, Josef dut être remonté, mourant.

» Au contact du grand jour, il eut un accès de folie furieuse… On l’enferma dans un cabanon matelassé qu’il emplissait de ses cris, jour et nuit, car il n’avait plus de sommeil.

» Ceci se passait précisément quand je visitai le bagne. Malgré l’épaisseur des murs, je perçus les hurlements inhumains de l’infortuné, et posai une question au gouverneur qui m’accompagnait.

» — Hélas ! me dit-il, c’est un bien grand coupable, mais il expie lugubrement son crime. Il est fou à lier, je ne sais qu’en faire. Il souffre le martyre… Je ne peux pourtant pas le tuer.

» — Si vous essayiez de le guérir ?

» — Comment ? On l’a mis à l’infirmerie, il a blessé une sœur, saccagé la chambre où on l’avait placé. Il est encore robuste et ses nerfs sont dans un tel état d’exaspération, qu’ils triplent sa force.

» — Voulez-vous me le laisser voir ?