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— Je pense que j’accumule en un jour les forces d’une semaine et que je fais épuiser, en une heure, l’intensité de vie destinée à se répartir sur sept ou huit heures. Mais avant de le soumettre à ce traitement, je l’ai loyalement prévenu… de cette sorte de gaspillage.

— Ah ! monseigneur, je préfère bien perdre, s’il le faut, une année et ne pas végéter sans énergie ! Grâce à votre traitement, je continue le passionnant travail d’art qui a occupé ma vie. Je sors, je marche, je mange et j’ai la force de mes trente ans. Je puis accomplir les mêmes actes sans plus de fatigue, pourvu que l’effort ne dépasse pas vingt-quatre heures sans nouveau bain de jeunesse…

— Alors, tu es content ?

— Content et reconnaissant, monseigneur.

Les Romalewsky quittèrent le brave homme pour pénétrer dans le cabinet suivant.

— Attention ! dit Boris, si tu as sur toi quelque métal, tu vas voir un singulier effet se produire.

— J’ai de l’or et de l’argent.

— Bien. Ne t’étonne pas si un voleur te dépouille et n’essaie pas de te défendre, car tu serais le plus faible.

Une porte de bois, au loquet recouvert de cuir, s’ouvrit devant les visiteurs. Boris la referma avec soin.

La pièce où ils étaient, entièrement tendue de cuir, n’avait pour tous meubles que des tablettes de pierre fixées au mur. Sur ces tablettes, des cloches de cuir recouvraient des blocs.

Il faisait très sombre. Boris tourna le commutateur électrique et l’appartement s’éclaira.

— Reste près de la porte, dit-il en riant.

Il souleva la cloche de cuir située à la droite de son frère et découvrit ainsi un bloc d’apparence terne assez semblable à de l’étain. Aussitôt, une clef, que Fédor avait dans sa poche, se précipita sur le bloc. Sa montre, sa chaîne, tout ce qu’il avait d’argent et d’or sur lui suivit le même chemin. Ses bagues quittèrent ses doigts, comme arrachées.

— Hein ! Quel admirable voleur ! s’exclama Boris.

— Je te crois, dit Fédor stupéfait. Mais, mon ami, c’est une véritable sorcellerie.

— N’est-ce pas ? Songe que j’ai trouvé cette substance extraordinaire en plongeant des pierres d’aimant dans une solution de sel de varium. Elles ont ainsi centuplé de puissance… Maintenant, pauvre ami, te voilà dépouillé.

— Mais je ne le suis pas encore. Il s’opère je ne sais quel travail dans mes bottines.

— Ce sont les vis de cuivre qui s’évadent, comme cela m’est arrivé à moi ; je le devine.

— Nous aurions dû amener Mariska ; elle se serait amusée de ces phénomènes.

— Ils auraient pu l’effrayer aussi ou même la blesser. J’ai fait entrer ici une fois Mlle Ténédoff, notre intendante. Les boucles d’or qu’elle avait aux oreilles ont fui en la déchirant. Les épingles de fer qui retenaient ses cheveux se sont arrachées. La pauvre femme s’est crue sous l’empire du diable et s’est sauvée consternée, épouvantée, malade…

— Je vois cela d’ici.

— Je crois mieux de tenir notre sœur en dehors de tout ce qui peut frapper son imagination et altérer le calme de ses pensées. Elle joue avec des gemmes rutilantes, c’est plus sain.

— Tu as raison.

— Voici à présent mon extansum. Ceci dépasse toute attente, me laisse dans une stupéfaction perplexe telle que j’ai besoin de tes lumières.

— Voyons.

— Cette combinaison provient d’un amalgame de varium, de super-radium, de platine et de limaille de fer, porté pendant quarante heures à la formidable température de mille degrés de calorique et refroidi brusquement dans de l’air liquide. Ce bloc noir brille dans l’obscurité. Vois, à présent que l’électricité est éteinte.

— En effet.

— Il resplendit, il ne développe pas de chaleur, mais il possède une si grande puissance d’extension que des murs de cette force seraient brisés.

— Pas possible !

— J’en ai enfermé à l’état dormant dans des boulets de fonte d’une épaisseur de cinquante centimètres. Il les a écartelés sans bruit, sans tapage, comme une châtaigne mûre ouvre sa gaine. Je m’en suis servi en place de dynamite pour desceller des rocs énormes. Il les a lézardés avec la même tranquillité.

— Étrange ! dit Fédor.

— Prends-en un petit grain, enferme-le dans ta main, serre de toute ta force, attache ton poing avec des courroies : il fera sauter les attaches et t’ouvrira les doigts quand un peu de ton fluide vital l’aura pénétré.

— C’est sous l’action de la chaleur qu’il se dilate ainsi ?

— Non. Je n’ai pu encore découvrir absolument par quel phénomène.

Fédor prit un petit morceau, gros comme une noisette, d’extansum.

À peine eut-il fermé le poing qu’il dut le rouvrir, sous l’action expansive qui, de la noisette, avait fait une orange.

— Tu vois, tu possèdes certainement un fluide considérable. Nous allons quitter cette pièce. Viens.

— Mon cher, mes semelles restent sur place ; elles sont totalement détachées. Ah ! mais, les boutons de mon gilet !… Je n’en ai plus un seul…

— En quoi étaient-ils ?

— En vieil argent bruni. C’était l’ouvrage de tante Hilda. Elle m’avait brodé ce gilet et y avait cousu elle-même d’antiques boutons.

— Tu les retrouveras, si toutefois le garçon de laboratoire parvient à les détacher du bloc.

Les deux frères sortirent.

— Je m’attendais à ton aventure, dit Boris. Je l’ai expérimentée moi-même… Entre maintenant dans la chambre numéro quatre. Tu n’y verras rien de nouveau. Le super-radium, que tu connais, et qui va éclairer et chauffer entièrement le palais de l’Île Rose, cet hiver, et le tri-unum, mélange de plantes solaires, de silex et d’or. Il conserve la radio-activité du soleil du jour et la restitue la nuit. De sorte que, à l’heure où brillent la lune et les étoiles, cette pièce est encore éclairée et chauffée par les rayons du soleil.

— Précieux, cela !

— Au point de vue agricole, j’obtiens avec cet agent une culture intensive surprenante. J’ai une serre où des fruits se forment et mûrissent en huit jours.

— Tu fais encore moins que les fakirs de l’Inde qui, en fixant des yeux une plante, la font croître, fleurir, fructifier, mûrir en l’espace de quelques minutes.

— Prestidigitation et magie ! Moi, je trouve déjà étonnamment remarquable de voir le dimanche un pêcher en fleurs et de cueillir des pêches le dimanche suivant… et cela en toute saison, grâce au tri-unum… Viens maintenant voir les rayons Z. Puis nous irons réparer le désordre de ta toilette chez moi.

— Ensuite, je devrai partir. Il faut que je sois à Kronitz ce soir et à Narwald cette nuit. M’accompagnes-tu ?

— Que vas-tu faire à Narwald ? Ce n’est pas l’anniversaire triste, cependant ?

— Non, dit Fédor très grave, ce n’est pas l’anniversaire, mais c’est une vengeance accomplie. J’y vais dire aux mânes des martyrs que, de nouveau, justice est faite !


XI

LES COMPAGNONS DE L’ÉTOILE NOIRE

Après un silence pendant lequel les deux frères s’étaient recueillis, Boris ouvrit d’une main un peu tremblante la porte du cinquième angle de son laboratoire.

Cette chambre avait naturellement la forme des autres, mais elle était meublée différemment. Les murs n’étaient recouverts d’aucune tenture ; des tables hautes, chargées de vases de terre, de tubes, d’ampoules, de ballons à expériences, formaient le centre.

Tout autour des murs, sur des étagères, des fioles de forme bizarre, des compte-gouttes, des siphons, des tubes en u, etc…, bref, l’aspect des plus complets d’un cabinet de chimiste.

Devant un large paravent, des tableaux fluorescents se tenaient sur des chevalets ; plusieurs appareils de photographie, voilés de noir, étaient placés sur des pieds triangulaires.

Au mur, des épreuves photographiques demandaient une grande attention si on voulait en débrouiller le sujet. C’était obscur et flou.

Fédor s’approcha de l’une d’elles. On y voyait des sortes de nuages.

— Celle-là est nouvelle ? Demanda-t-il.

— Oui. Je l’ai obtenue dans l’espace. Qu’ai-je pris ? Je l’ignore. À coup sûr, des choses que notre rayon visuel ne saurait embrasser. Sont-ce des élémentaux ? des larves ?… des âmes en peine ?… En tous cas, tu distingues des formes, n’est-ce pas ?

— En effet… Seulement, je ne crois guère aux élémentaux. Ce sont des nuages que tu as reproduits ; ils sont trop ténus pour nos yeux, mais les plaques sensibilisées les enregistrent. As-tu réussi tes photographies de pensée et de sentiments humains ?

— Jamais. Des savants le font à Paris ; moi, je n’ai pas pu… Peut-être ai-je agi sur des sujets trop calmes, incapables d’extériorisation. À dire vrai, je ne m’en suis guère occupé encore. Voyons, mes rayons Z… Ici Galitza !

Un magnifique lévrier couché sur un tapis d’alpha tressé, où était représentée en couleurs plus vives une meute aboyante, s’étira lentement, puis vint appuyer sa tête câline contre les genoux de son maître.

Boris mit en jeu la batterie électrique, fit passer le courant dans une ampoule de Croocks qui s’éclaira subitement de rayons rouge vif, puis successivement d’autres ampoules reliées par un même fil allèrent en s’éclairant de couleurs atténuées, et de la dernière un rayon pâle, tirant sur le pourpre, alla frapper la tête du chien.

Sauf cette lueur, aucune autre lumière n’éclairait la pièce, soudainement plongée dans une obscurité profonde.

L’effet fut curieux. La bête, immobile, semblait figée.

La structure de son cerveau se reproduisait nettement sur l’écran, en clarté vigoureuse, aux contours précis. La boîte crânienne avait disparu, la moelle grise apparaissait, enveloppant le noyau central ; les anneaux de la colonne vertébrale n’étaient plus saisissables :

— Tu vois, Fédor, les rayons X passent à travers les chairs et montrent les os. Les Z font juste le contraire. Ils transpercent une couche de terre, de sable, d’eau, de métal. Une seule chose les arrête : une simple feuille de papier. Vois.

En effet, une page blanche interposait le rayon.

Boris plaça un appareil photographique au point et prit un instantané de l’action radiante, puis il interrompit le courant des ampoules et rendit la lumière normale.