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Les yeux de la jeune femme s’ouvrirent davantage, ses lèvres se détendirent, ses dents se desserrèrent.

Elle murmura, avec une expression d’allégement :

— Ah ! je n’ai plus mal à la tête.

— Non, dit Fédor, ta migraine est passée, tu seras guérie demain, tu pourras descendre au jardin, cueillir des fleurs pour orner ta chambre.

— Où est ma chambre ?

— Tu ne te souviens plus ? C’est que tu as été très malade, mais tu vas reprendre tes habitudes. Ouka t’enseignera de nouveau ton service.

Hanna pressa son front de ses deux mains.

— Qu’est-ce que j’ai là ?

— Une chose qui te guérit ; mais le docteur l’enlève, tu es sauvée. Tu vas rentrer chez toi, t’habiller… Comprends-moi. Ta maîtresse, la princesse Mariska, t’a fait venir près d’elle pour l’amuser et la distraire. Tu seras une fidèle compagne… Tu préviendras tous ses désirs.

Sur un simple geste du prince, le médecin avait fermé le courant, enlevé l’électrode.

— Essaie de te lever, ordonna Fédor, tu peux marcher maintenant. Va seule chez toi, je le veux.

Ainsi qu’une automate, Hanna obéit aussitôt.

— Allons, sois gaie, reprit Fédor, tu es heureuse, tu es guérie.

Hanna se retourna vers celui qui parlait. Elle fixa un instant ses yeux sur lui, sourit, et d’un geste charmant, unissant ses doigts à ses lèvres, elle lui envoya un baiser. Puis elle partit seule, sans chanceler.

Le prince et le docteur se regardèrent.

— Voilà un triomphe pour notre méthode suggestive, dit Fédor.

— Quand vous l’employez vous-même, prince, elle est irrésistible, répondit le médecin, impressionné. Ce mystérieux et troublant pouvoir, est-ce seulement la science qui vous le donne ?

— Uniquement la science, mon ami, une science magique peut-être, que vous savez mieux que personne, vous, mon disciple. J’ai su faire l’éducation de ma volonté et la transmettre, je sais guider les fluides personnels que tout homme possède, mais que presque tous ignorent… Voilà mon seul mérite.

— Ah ! si l’homme savait sa puissance, toute sa puissance, la face du monde serait changée.

— Seulement, Dieu ne le permet pas. À de rares intervalles, il accorde à un être privilégié, ou chargé d’une mission spéciale, le don de se connaître. Suis-je moi-même un de ces êtres ? Je l’ignore.

— N’en doutez pas, prince. Vous faites un bien immense. Ceux dont vous avez soulagé les souffrances ne se comptent plus…

— Heureusement, car ceux que j’ai fait souffrir peuvent se compter… Retournez à votre travail, docteur. Moi, je vais chez ma sœur, et je pars.

— Quand vous reverrai-je ?

— Bientôt. Je reviendrai chercher Mariska pour prendre avec elle la route de Paris.

— Et moi ?

— Vous resterez ici jusqu’à l’hiver. Ensuite, vous irez à Kronitz, passer l’inspection des Incurables, pour essayer de voir si, réellement, leur triste état est définitif… irrémédiable. Vous vous assurerez du bon état de nos vieillards et de nos orphelins ; puis vous reviendrez à l’Île Rose, où la princesse Hilda peut avoir besoin de vos bons soins… Ces arrangements vous plaisent-ils ?

— En tous points.

— Ah ! J’oubliais : il y aura une « partie » le 15 décembre au « Salon » de Kronitz. N’y manquez pas. Les enjeux seront importants. Cela vaudra la peine de s’intéresser… Au revoir, docteur !

Le prince s’éloigna sur ces mots sans tendre la main à son subordonné, qui n’en parut pas surpris.

Il n’était pas familier, par nature et par calcul. Il était bon et juste pour ses inférieurs, mais savait les tenir à distance pour mieux les dominer.

Sa tante, toute habillée d’une longue pelisse de fourrure, l’attendait sur le palier. Il la vit d’en haut et accourut…


IX

RÊVES D’ÂMES

Quand ils se joignirent, la minute d’après, ce fut un échange de baisers.

Puis un affectueux reproche :

— Tu es beaucoup trop matinale, tante Hilda.

— Je craignais que tu ne partisses sans me revoir, et j’ai voulu te parler. Tu as vu Mariska ?

— Oui, j’ai longuement causé avec elle ce matin. Je l’emmène chez Boris. Nous déjeunerons avec lui. Yousouf te ramènera Mariska et je continuerai jusqu’au continent.

— Reviendras-tu ce soir ?

— Je crains que non ; mais sûrement je reparaîtrai à l’Île Rose avant un mois.

— Je pense que tu devrais peut-être m’envoyer, en effet, une compagne pour ta sœur. Je suis trop âgée pour causer avec elle gaiement, librement, je le comprends maintenant. Nos servantes — presque des esclaves — sont trop au-dessous d’elle. Il lui faudrait une amie.

— Je crois qu’elle va l’avoir. Cette créature amenée hier sera ce que tu désires, tante. Je la connais peu, mais elle est de très bonne éducation… et on la façonnera. Le docteur s’en occupe. Je compte faire une fugue jusqu’à Paris au sujet de notre hôtel et donner des ordres d’installation. Tu viendras bien un peu cet hiver en France ?

Oh ! non, je suis aussi fidèle à ce rocher qu’une coquille née et grandie sous son goémon ; je ne saurais le quitter. Mon seul déplacement sera le pèlerinage annuel à Narwald.

— Moi, j’y passerai demain. J’ai déjà télégraphié au gardien du campo-santo d’ériger les deux croix de pierre qui marquent une nouvelle étape accomplie.

— Tu n’es pas encore las, Fédor ?

— De quoi ?

— De tant de répressions… de tant de vengeances… de tant de crimes ?

— De crimes !… tu dis crimes, toi !… Je punis, je ne provoque pas.

— Tu t’arroges, je le crains, un droit divin.

C’était la même objection forte qu’avait déjà faite le capitaine Yousouf, avant la catastrophe de l’Alcyon.

Gravement, le prince Fédor répondit :

— Dieu a des apôtres. Dieu n’interdit pas la justice humaine. Il y a sur terre des prisons et des bagnes. Je n’ai pas tracé le premier le code du talion. Je pourrais te citer dans l’histoire des faits où l’homme — même le prêtre — ordonne des meurtres.

— Ne juge pas sur des erreurs que des siècles d’ignorance tolérèrent ou voulurent. Aujourd’hui, l’heure de lumière a sonné, Fédor. Nous marchons vers un progrès tel que bientôt nul n’admettra la guerre. Partout se multiplient des intentions de paix, des congrès pour la paix.

— Et en attendant, ma tante, on se bat. En ce moment, deux races sont aux prises : les blancs et les jaunes. Ce sont là des atrocités égales à celles que nous eûmes à subir, nous, en Kouranie.

» Mais ce que tu dis, ma tante, est profondément vrai : nous allons quand même vers la réforme sociale, et nos « Compagnons de l’Étoile-Noire » y sont pour une grande part.

» Pour atteindre l’ère de calme, de bien-être et d’union que nous rêvons, il faudra détruire encore bien des abus et passer sans doute sur le corps de beaucoup d’êtres nuisibles. Pour défricher une forêt vierge et en cultiver le sol, il faut anéantir les animaux féroces.

» La création tout entière donne l’exemple du meurtre. L’homme tue pour vivre ; l’animal, à son tour, tue pour manger. La plante la plus forte étouffe la plus faible… Regarde autour de toi : la nécessité de mort est partout.

— C’est vrai… mais…

— D’ailleurs ; si je poursuis une vengeance légitime, qui n’est en somme que le droit naturel, j’ai, d’autre part, soulagé l’humanité de maux innombrables par mes découvertes scientifiques. J’ai élevé des enfants et soutenu des vieillards. En la balance éternelle, Dieu jugera.

— Dieu !…

— Ne trouble pas ton esprit de ces idées, chère tante ; tu sais que trop penser nuit. Vis la vie sans raisonner les problèmes dont elle est l’inconnue ; appelle la distraction, le travail ou l’oubli aux instants où les flèches du doute pénètrent ton âme. Il ne faut rien creuser, mais cueillir seulement les fleurs sans voir en quelle boue trempent leurs racines.

Hilda n’écoutait plus. Elle regardait venir, à travers le large escalier de porphyre taillé dans le roc, la gracieuse apparition de sa nièce.

Mariska était enveloppée d’une mante blanche l’enfermant toute. Sur sa tête une toque également blanche, posée en avant, sur ses cheveux bouffants, semblait les emprisonner dans des ailes de mouette.

Ce costume ne donnait aucune prise au vent de mer.

Les pieds chaussés de peau blanche, souple, à semelle cannelée, défiaient toute glissade sur les roches couvertes d’algues.

— Au revoir, tante, dit l’exquise jeune fille avec un sourire et un baiser. Tu es prêt, Fédor ?

— Je t’attends, mignonne.

L’Excelsior se balançait mollement sur les lames courtes. C’était un canot automobile gris clair, avec une large ceinture rose, rappelant l’île au service de laquelle il était attaché.

Une luisante machine électrique en occupait le milieu. À l’arrière, un banc circulaire recouvert de tapis d’Orient attendait les passagers.

Un tout petit youyou sans quille effleurait le sable de la grève.

Fédor y monta, offrit une main à sa sœur qui sauta lestement. Une corde qui reliait le youyou à l’Excelsior se tendit, s’enroula à un cabestan, et la minuscule embarcation vint accoster le canot automobile.

Il faisait bon, dans ce matin frais. Yousouf était seul auprès de la machine. À l’avant, un matelot revêtu de la livrée rouge de l’Île Rose, se tenait debout, en vigie.

Avant de s’asseoir, Fédor jeta en arrière un regard observateur ; il contempla la mer unie où aucune épave ne flottait, où aucune mousse d’argent n’écumait à la surface. Et il murmura :

— Rien… L’abîme a gardé son secret.

Puis, s’adressant au capitaine :

— À l’Île Verte, ordonna-t-il.

Yousouf lança le courant, et l’esquif glissa, rapide et silencieux.

Nul ne parlait… Chacun des quatre navigateurs avait sûrement une pensée bien différente.

Le prince Fédor restait impénétrable. Son visage aux traits réguliers et volontaires reflétait rarement ce qui se passait en sa conscience.

Il était de ceux qui savent commander à eux-mêmes, montrer ce qu’ils veulent plutôt que ce qui est, sans fausseté, mais par simple prudence diplomatique.