Page:Anglade - Les troubadours, 1908.djvu/282

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Amour m’excite à me divertir, quand je devrais me taire de chanter… car mon langage et mes chansons ont été raillés des Français, devant les Champenois, et de la comtesse, ce qui m’est bien plus dur.

La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que son fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française, on peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne sont ni bien appris ni courtois qui m’ont repris pour avoir dit quelque mot d’Artois — car je n’ai pas été élevé à Pontoise[1].

Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune (1189) qui rappelle certaines chansons du même genre dans la poésie provençale.

Hélas ! amour, comme il me sera dur de quitter la meilleure qui fût jamais aimée ou servie ! Que Dieu, par sa douceur, me ramène auprès de celle que je laisse avec tant de douleur. Que dis-je, malheureux ! je ne la quitte pas ; si le corps va servir notre Seigneur, le cœur reste tout entier en son pouvoir.

Pour elle je m’en vais, soupirant, en Syrie, car je ne dois pas manquer à mon créateur. Qui lui manquera en ce besoin urgent, sachez que Dieu lui faillira aussi dans un besoin plus grand. Que les petits et les grands sachent bien que là-bas on doit se conduire en chevaliers, là où l’on conquiert le paradis, la gloire et l’honneur de sa mie[2].

Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et de mélancolie qui fait oublier que l’inspiration n’en est pas originale. Cette note personnelle manque un peu chez le grand poète champenois Chrétien de Troyes dont les chansons sont surtout remarquables par la finesse et la subtilité. Le fond en est emprunté ;

  1. Bartsch, Chr. de l’anc. français, p. 158. La reine est Alix de Champagne, veuve de Louis VII, et son fils est le roi Philippe Auguste (vers 1180).
  2. Bartsch, ibid.