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ils peuvent le prédire. Le succès de ces hommes est une particularité de leur constitution[1].

Voilà le point de doctrine précis dont Nietzsche fut préoccupé dès Pforta. Il s’agit de savoir ce que l’individu peut devant la nature. La science naturelle contemporaine tend à nous représenter la nature comme un ensemble de nécessités qui pèsent sur nous lourdement et nous entravent. Et il est vrai que la nature est rude. Elle tourne les pages de son livre fatal, et ces pages sont des couches de granit, des stratifications d’ardoise, de marne et de boue, séparées les unes des autres par mille siècles. Quelle faune animale ou humaine ne serait broyée entre ces feuillets géants ? Aucune race ne peut donc vivre en dehors de son milieu et au delà de son terme[2].

Puis, dans chaque milieu que de rudesse ! Dans l’individu même, que de limites ! Le bec de l’oiseau, le crâne du serpent déterminent plus tyranniquement la limite d’action de ces animaux qu’une entrave extérieure. La structure des colonnes vertébrales donne une échelle des fatalités qui soumettent les êtres. Voilà des textes dont Nietzsche, dès l’adolescence, fut frappé[3]. Et ainsi a-t-il pensé, même sur le tard, que l’homme est encore un quadrupède mal déguisé. Comment cet animal si humble se défendra-t-il contre une nature qui de tous côtés l’opprime ?

La réponse d’Emerson, c’est que le pouvoir de l’homme, s’il est investi « de toutes parts comme d’un ourlet de nécessité », est situé lui-même au-dedans de cette nécessité[4]. C’est pourquoi nous avons une force

  1. Emerson, Power. (Conduct of Life, p. 49.)
  2. Id., Fate. (Conduct of Life, p. 18.)
  3. On le redira dans l’histoire de sa jeunesse, v. Emerson, Fate. (Conduct of Life, p. 13.)
  4. Emerson, Fate. (Conduct of Life, p. 22.)