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de paysans qui, chaque été, quittent en troupe leur commune natale à la recherche de terres vacantes, et cela souvent sur la foi de fausses rumeurs ou de menteurs émissaires[1].

La Russie ressemble, en effet, à l’une de ses riches communes, bien loties de terres, qui possèdent pour les nouvelles générations de vastes réserves territoriales. Les steppes du sud, certaines régions de l’Oural et du Caucase, la Sibérie méridionale surtout, lui offrent, pour une suite plus ou moins longue d’années, un déversoir au trop-plein des communautés de village de l’intérieur. C’est à l’État de savoir mettre à profit de pareilles ressources, et, sous Alexandre III, il s’en est sérieusement occupé[2]. Si grandes qu’elles soient, ces réserves de terres s’épuiseront pourtant un jour, et cela peut-être beaucoup plus tôt que ne le supposent les patriotes qui s’en laissent imposer par l’immensité des surfaces comprises dans l’empire. Quelque éloigné qu’il semble, ce jour viendra, en Russie avec la propriété collective, comme en Amérique avec la propriété individuelle, et ce jour-là, les deux modes de tenure du sol resteront en présence, avec leurs avantages et leurs inconvénients intrinsèques, sans que ni l’un ni l’autre puisse appeler à son secour l’émigration. Alors, si sa vie se prolonge jusque-là, sonnera l’heure critique pour la propriété collective, resserrée de plus en plus à l’étroit par la multiplication des habitants, et accusée de répondre de moins en moins à ce qu’on attend d’elle, la mise de la terre à la portée de tous. Compter sur une colonisation

  1. C’est là, par exemple, la thèse longuement exposée par le prince Vasiltchikof. Zemléoladênié i zemlédélié. — L’émigration peut, en effet, sembler une des conditions indispensables au maintien des communautés de village qui ont besoin de déverser au dehors le trop-plein de leur population. Historiquement même, c’est probablement ainsi, en essaimant au loin, que le mir s’est à la fois conservé et étendu par la colonisation des plaines de la Grande-Russie.
  2. La question de l’émigration a notamment été débattue dans les assemblées d’experts convoquées par Alexandre III ; de plus, elle a fait un réel progrès grâce à la création d’agences de colonisation et à la loi de 1889.