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cent les nations de l’Europe d’une précoce décomposition[1].

Que vaut cette prétention de fonder, à l’aide d’un autre régime agraire, une nouvelle civilisation, nette des souillures de nos sociétés occidentales ? Au fond, toute cette thèse aboutit à cette question : Peut-il y avoir une haute civilisation, une haute culture, sans grande industrie, sans grand commerce, sans grandes villes ? Peut-il y avoir dans l’avenir, en Russie ou ailleurs, une société prospère et indéfiniment progressive, où, comme dans la Russie contemporaine, l’élément urbain reste à perpétuité relativement peu considérable et toujours subordonné ? Si, à l’aide de la propriété collective et du mir, il est possible d’édifier une société nouvelle à base plus large et mieux assise que les nôtres, ce ne peut être, en effet, qu’une société exclusivement agricole et essentiellement rurale[2].

La panacée sociale des slavophiles et de leurs émules n’a de vertu, disons-nous, que pour des villageois, et, pour ces derniers, pour les campagnes mêmes, est-ce bien là un remède certain, un spécifique infaillible ? Comment ne pas voir que, pour posséder toute son efficacité, le régime de propriété, en usage dans les campagnes russes, a besoin de larges espaces ? Pour reconnaître à chaque habitant, à chaque couple adulte, une sorte de droit à la terre, il faut avant tout avoir des terres et des terres libres. Les communes russes, celles au moins qui sont assez bien dotées territorialement, ont des réserves qu’elles gardent pour les nouveaux copartageants. C’est là en réalité le seul moyen de satisfaire tous les ayants droit, au fur et à mesure de leur apparition sur la scène du travail, mais un tel système exige des vides dans la population ou des vacances dans

  1. Ces vues, renouvelées à la fois des slavophiles et des démocrates, tels que Herzen, ont été exprimées avec beaucoup d’éclat et de succès par le prince Vasiltchikof, dans son grand ouvrage sur la propriété foncière (Zemdevla dénié i semledélié).
  2. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes, du 1er mars 1879, notre étude intitulée le Socialisme agraire et le régime de la propriété en Europe.