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serf lors de l’émancipation n’est pas libre ; loin de l’avoir obtenue à titre gratuit, il est obligé d’en payer, sous forme d’impôts et de redevances de toute sorte, un prix souvent démesuré. Avec une telle situation, tant que le laboureur est obligé de travailler pour le fisc plutôt que pour lui-même, le mode de propriété n’a qu’une importance secondaire. Quand, au lieu de laisser leurs champs sous le régime de la tenure collective, les paysans les eussent possédés en pleine propriété individuelle, la plupart d’entre eux n’en fussent pas moins demeurés dans la misère.

Les communautés de village, telles que les a laissées l’émancipation, traversent ainsi une sorte de crise ; elles y doivent périr ou en sortir adaptées aux mœurs modernes. On ne saurait juger de ce que peut être la commune russe par ce qu’elle est aujourd’hui. Pour s’en former une opinion équitable, il faudrait d’abord la délivrer de ses entraves fiscales, l’alléger du lourd et immoral fardeau de la solidarité, et cela ne sera facile, cela même n’est peut-être possible, qu’après la suppression de la capitation et après la clôture du compte de rachat, lorsque la commune sera réellement devenue propriétaire[1]. Alors seulement, la communauté agraire étant dépouillée de tout accessoire et libre de toute chaîne, l’épreuve se pourra faire et l’expérience prononcer. Dès aujourd’hui, quelques réformes que l’on puisse adopter, à l’égard de la solidarité des taxes, on peut dire que la commune russe ne donnera toute sa mesure que le jour où l’horizon intellectuel du moujik se sera quelque peu élargi, et le jour où, pour jouir de son

  1. La capitation a bien été abolie par l’empereur Alexandre III, non les redevances de rachat ; puis, la solidarité fiscale serait supprimée légalement que les mœurs villageoises et l’autorité du mir pourraient la maintenir en fait, longtemps encore. Le gouvernement a plus d’une fois mis à l’étude la modification du système de perception dans les campagnes. Par malheur, les charges du budget impérial rendent de telles réformes malaisées ; les arriérés d’impôts risqueraient fort de s’accroître avec un collecteur moins vigilant, ou moins intéressé à la rentrée des taxes, que la commune.