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Le tableau, que trace des communes rurales la grande enquête agricole, n’est point fait pour leur attirer des admirateurs. Selon la plupart des déposants, les partages fréquents aboutissent à l’appauvrissement de la terre par le manque de fumure ; le parcellement égalitaire amène à un absurde et incommode morcellement du sol, qui est pour ainsi dire réduit en poussière, sans même que ce mode de division maintienne parmi les familles un certain niveau d’égalité et de bien-être. La propriété indivise, dit le rapport de la commission, est un obstacle insurmontable à l’agriculture, une chaîne pour la liberté individuelle, une entrave à tout esprit d’entreprise, une prime à l’incurie et à la paresse. Le grand avantage de la communauté, le grand argument mis en avant par ses défenseurs, c’est qu’en ouvrant à tous l’accès de la terre, elle empêche tout prolétariat, et déjà, à en croire ses adversaires, ce régime, en Russie comme à Java, menace de transformer en prolétaires la plupart des habitants des campagnes.

Ce qui est vrai, en Russie comme partout, c’est que la possession même du sol est peu de chose sans les moyens de le mettre en valeur ; or, la commune, qui distribue les champs, ne donne à ses membres ni fonds de roulement, ni bétail, ni instruments de culture. Aussi voit-on souvent des paysans qui, ayant vendu à d’autres leur droit à la terre, leur ayant, selon l’expression russe, vendu leurs âmes, vivent en journaliers et mercenaires, sur le champ qui leur est attribué par le mir. La garantie contre le prolétariat est moins, en effet, dans une égale répartition des terres que dans la diffusion du capital.

Aujourd’hui même, il n’est pas rigoureusement exact que chaque homme, dans les campagnes russes, ait sa part du sol. Le droit théorique de tous à la terre ne peut toujours s’exercer. Non content de s’étendre dans les villes, dont rien ne lui défend l’entrée, le prolétariat pénètre peu à peu dans les campagnes, qui semblaient gardées par la