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hypothèque sur son bien. L’ousadba l’enclos même du paysan, qui n’est pas soumis au partage, ne peut, tant que l’opération de rachat n’est pas terminée, être aliéné au profit d’un étranger au mir, sans le consentement de ce dernier. Chez les paysans russes, comme dans nos tribus arabes d’Algérie, il n’y a donc pas de crédit foncier, mais seulement un crédit personnel ; par suite, le moujik paie jusqu’à 10 pour 100 par mois, jusqu’à 150 pour 100 par an, l’argent des miroiédy[1]. L’administration, la presse, les assemblées locales ont beau, depuis vingt ans, étudier les moyens de venir en aide au paysan ; l’État et les particuliers ont eu beau créer des banques populaires, l’épineux problème du crédit agricole, partout si compliqué, reste d’une solution encore plus malaisée en Russie qu’ailleurs. Le paysan demeure la proie des usuriers juifs dans l’ouest, la proie des miroiédy et des koulaky dans le nord, le centre et le sud-est. Aussi la misère est-elle fréquente chez ces villageois, parés du titre de propriétaires. D’après un grand nombre de témoignages, qu’il faut se garder, il est vrai, de prendre à la lettre, il n’y aurait plus, depuis l’émancipation, que deux classes de paysans, les riches et les pauvres. La classe moyenne aurait disparu avec le servage qui, en courbant les têtes sous le même joug, maintenait artificiellement une sorte de niveau, au-dessous duquel il était presque aussi malaisé de tomber qu’il était difficile de s’élever au-dessus. Le frein de la tutelle seigneuriale une fois rompu, les qualités et les vices individuels, l’activité et la paresse ont eu libre carrière, de sorte qu’en dépit de la communauté du sol, un des premiers effets de la liberté a été d’accroître l’inégalité.

  1. Rapport de M. Boucbenr, Enquête agricole, t. III. Voyez aussi le prince A. Vasilichikof et M. A. V. Jakovief. Melkii semelnii kredit v Rossii, Saint-Pétersbourg, 1876. Les banques foncières russes, dont les obligations sont fort répandues en Occident, ne prêtent d’ordinaire qu’aux propriétaires individuels, aux pomêchtchiks, et, grâce à l’imprévoyante prodigalité de beaucoup d’entre eux, ces avances, destinées à soutenir la grande culture durant la crise de l’émancipation, ont été, pour nombre d’anciens seigneurs, une cause ou une occasion de ruine.