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« Aimez votre femme comme votre âme, et battez-la comme votre chouba (pelisse fourrée). » — « Les coups d’un bon mari ne font pas longtemps mal, » dit un autre adage mis dans la bouche d’une femme[1]. Comme au temps d’Herberstein ou du prêtre Sylvestre, les maris du peuple usent de cette prérogative patriarcale, et aux corrections d’un époux, souvent ivrogne et brutal, venait naguère s’ajouter le bâton du beau-père. Les chants populaires sont pleins d’allusions à ces corrections conjugales[2]. La justice cherche à protéger les femmes sans en avoir toujours le moyen. Avec de telles mœurs, des coups et des sévices ne peuvent être des injures graves, entraînant la séparation des époux. Le moujik a encore peine à comprendre qu’on lui puisse disputer le droit de châtier sa compagne. Un paysan, appelé pour ce délit devant le juge de paix, répondait à tous les reproches : « C’est ma femme, c’est mon bien. » Un autre répliquait aux leçons d’un magistrat sur le respect dû aux femmes : « Qui donc alors peut-on battre ? » Absous ou mis à l’amende, c’est sur sa femme que, en dernier ressort, le délinquant fait d’ordinaire retomber la sentence de la justice[3].

Le sort de la femme du peuple, en tout pays si souvent triste et pénible, est particulièrement affligeant dans les campagnes russes.

Dans la Grande-Russie, la femme est loin d’avoir toujours cessé d’être considérée, selon une expression de Bé-

  1. M. Ralston, dans une étude sur les proverbes russes (Quarterly Review, octobre 1875), cite d’autres proverbes de ce genre. Ainsi : La liberté gâte les femmes. — Femme trop libre, mari volé, etc.
  2. « O mon chéri ; ô mon bien-aimé, — dit une jeune femme à son nouvel époux, — Ne bats pas ta femme sans motif. — Mais ne bats ta femme que pour une bonne raison, — Et pour une grande offense. — Loin est mon père chéri — Et loin est ma mère chérie. — Ils ne peuvent entendre ma voix, — Ils ne peuvent voir mes larmes brûlantes. » Schein, Rousskyia Narodnyia Pesny, t. I, p. 403. — Ralston, Songs of the Russian people, 2e éd., p. 11.
  3. Les tribunaux des paysans ont constamment à se prononcer sur les plaintes de femmes battues par leurs maris ou même par les parents de ces derniers. D’ordinaire, aujourd’hui, on inflige an coupable une légère amende ou quelques coups de verge. Voyez notre 2e vol., I. IV, ch. ii.