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Tout du reste n’est point à regretter dans cette séparation des familles et ces progrès de l’individualisme. Malgré de graves inconvénients économiques, les partages ont quelques bons côtés : ils contraignent les jeunes gens à compter sur leurs propres forces et, en stimulant l’énergie individuelle, ils peuvent accroître la somme du travail. Il y a surtout avantage au point de vue de la santé et de la moralité. Chez un peuple pauvre et chez des hommes grossiers, tout n’est point profit et vertu sous le régime patriarcal. On sait combien de maux de toute sorte dérivent, dans les grandes villes d’Occident, de l’étroitesse des logements et de l’entassement des individus. Les inconvénients ne sont pas moindres en Russie, quand une étroite izba réunit plusieurs générations et plusieurs ménages ; que, durant les longues nuits d’un long hiver, les pères et les enfants, les frères et leurs femmes couchent pêle-mêle autour du large poêle. Il en résulte une sorte de promiscuité, aussi malsaine pour l’âme que pour le corps. Chez le moujik, alors même que les enfants mariés habitaient plusieurs izbas, disposées autour de la même cour, l’autocratie domestique était un danger pour l’intégrité et la chasteté de la famille. De même que le propriétaire noble sur les serves de ses domaines, le chef de maison s’arrogeait parfois une sorte de droit du seigneur sur les femmes soumises à son autorité. Le vieux, qui, grâce à la précocité des mariages[1], avait souvent à peine quarante ans, prélevait sur ses belles-filles un tribut, que la jeunesse ou la dépendance de ses fils leur défendait de lui contester. Il n’était pas rare de voir ainsi le foyer domestique souillé par l’autorité qui en devait maintenir la pureté. La chose était si fréquente que ce genre d’inceste n’excitait guère dans les villages que des railleries. « Feu mon père, disait

  1. Au temps du servage, les garçons se mariaient habituellement à dix-huit ans, les filles à seize ; récemment encore, près des deux cinquièmes des hommes et les deux tiers des femmes se mariaient avant vingt ans (Statistik Vrémennik, série IIe, t. XIV, 1879).