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et, comme on voulait les séparer : « Laissez, dit-il, c’est mon père. » De pareils traits ne sont pas rares. Le malheur est que, toute vertu pouvant mener ceux qui en profitent à en abuser, l’autorité palernelle, ainsi vénérée, dégénérait parfois en véritable tyrannie. Le père inculte et grossier, avec le double modèle du despotisme du servage et du despotisme de l’État, se conduisait dans sa cabane en seigneur et en autocrate ; il dépassait souvent les limites naturelles de ses droits, et le fils, formé par les mœurs et la servitude même à l’obéissance, ne savait pas toujours faire respecter sa dignité d’homme ou la dignité de sa femme. La puissance paternelle s’était trop souvent chez le moujik endurcie au dur contact du servage ; il n’est pas étonnant que l’émancipation l’ait affaiblie et que, affranchis du joug du seigneur, les jeunes ménages aient voulu secouer un joug parfois non moins pesant.

À l’autorité paternelle se joignait, dans la famille encore patriarcale du moujik, la propriété indivise, le régime de la communauté[1]. La famille peut ainsi être considérée comme une association économique dont les membres sont liés par le sang et ont pour chef, pour gérant, le père ou l’ancien, portant le titre de chef de maison, domokhoziaïne, ou de doyen, bolchak[2].

On a beaucoup discuté sur la base et le principe, sur le caractère essentiel de la famille indivise, chez le paysan grand-russien. On s’est demandé si c’était une sorte d’association ou, pour prendre le terme russe, une sorte d’artèle, fondée avant tout sur des rapports économiques, sur la propriété et les intérêts ; ou bien au contraire si, chez le moujik, comme dans les autres classes, la famille repo-

  1. M. Le Play a, dans ses Ouvriers européens (1o édit.), p. 58 et 59, donna une monographie du régime économique d’une famille russe avant l’émancipation. On trouve, dans le même ouvrage, une description semblable et à bien des égards analogue d’une famille bachkire des confins de l’Asie.
  2. Domokhoziaïne, de dom, maison, et de khosiaïne, maître, administrateur ; bolchak, de bolchoï, grand, aîné.