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Aux yeux des masses rurales, la question agraire, que le libérateur des serfs et ses conseillers s’étaient flattés de résoudre en 1861, demeurera longtemps encore à l’ordre du jour. Aucune des mesures prises par Alexandre III pour la régler, ni la suppression des paysans temporairement obligés, ni l’abrogation de la capitation, ni la diminution des redevances de rachat ne semblent devoir la trancher définitivement aux yeux du peuple. Les marques d’intérêt, prodiguées par le fils du libérateur des serfs à ses fidèles paysans, sont plus propres à raviver leurs chimériques espérances qu’à les désabuser[1]. Les naïves convoitises du moujik, qu’aucun démenti ne décourage, sont involontairement entretenues par tout ce qui peut leur fournir un prétexte ou un aliment. Pour répandre le bruit que l’heure de la nouvelle répartition est proche, il suffit parfois d’une enquête ou d’une statistique rurale du gouvernement ou des États provinciaux. Cette attente presque universelle met ainsi obstacle à un recensement général, la population des campagnes étant disposée à regarder toute mesure de ce genre comme le prélude d’une distribution de terres, à moins que, selon d’autres rumeurs parfois aussi répandues dans les villages, ce ne soit la préface du rétablissement du servage, car, chez le moujik, les bruits les plus contraires peuvent tour à tour trouver créance.

Pour comprendre toute la portée de ces notions villageoises sur la terre et le remaniement de la propriété, il faut connaître le mode de tenure du sol en usage dans les campagnes. Les vagues aspirations, soulevées par l’émancipation, tiennent peut-être moins, en effet, à la brusque expropriation des anciens seigneurs qu’à la constitution séculaire du mir et de la commune des paysans.



  1. L’empereur Alexandre III, lors de son couronnement, s’est cru obligé de déclarer, lui-même, aux anciens de villages convoqués à Moscou, que la question de propriété était définitivement tranchée, que les paysans n’avaient pas de nouvelles allocations de terres à espérer. Bien des faits postérieurs montrent que l’honnête parole du tsar n’a point suffi à détromper les moujiks.