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céder au partage des biens seigneuriaux. Pour dissiper de pareilles rumeurs, le gouvernement a dû, à diverses reprises, affirmer solennellement, dans des circulaires officielles, que l’acte d’émancipation avait fixé les conditions de la propriété d’une manière définitive et irrévocable. D’autres fois, dans le diocèse d’Orel, par exemple, en 1881, on a employé le clergé pour mettre le peuple en garde contre de pareilles illusions. Le besoin de telles déclarations, vingt ans après la charte d’affranchissement, n’est-il pas un fait significatif ? Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et, sur ce point, le moujik a l’oreille singulièrement dure. Un propriétaire d’une des provinces méridionales me racontait, à ce propos, une anecdote bien caractéristique qu’il tenait d’un de ses anciens serfs (dvorovyé), attaché à son service ; le moujik, on le sait, se tait ou se dérobe devant les hommes d’une autre classe. Dans un village écarté, un paysan lettré faisait lecture aux autres d’une circulaire, destinée à détromper le peuple en démentant les bruits de nouvelles lois agraires[1]: « Bah ! dit en souriant l’un des rustiques auditeurs, ce sont les tchinovniks et les propriétaires qui écrivent cela ; — le tsar est le maître ! » Ce mot résume toute la politique et toute l’économie sociale du moujik ; aux yeux du peuple, le tsar reste le maître de la terre et de la propriété, il en peut disposer à son gré en faveur des paysans[2].

Ce qu’il a en vain longtemps espéré de la générosité d’Alexandre II, le moujik persiste à l’attendre d’Alexandre III.

  1. Circulaire de H. Makof, en jain 1879.
  2. Selon la remarque d’un savant russe, toutes les mesures, prises à cet égard par le gouvernement, tournent contre leur but. Les démentis, infligés aux vagues rumeurs en circulation dans le peuple, ne font que leur donner de la consistance, d’autant que les agents inférieurs de la police et de l’administration partagent souvent, à ce sujet, les illusions du peuple dont ils sont sortis. Lorsque le gouvernement leur enjoint de démentir les bruits de nouvelle loi agraire, agents de police et anciens de village disent que la répartition est ajournée jusqu’à nouvel ordre, et qu’en attendant il est défendu d’en parler. Voy. entre autres une étude de M. A. Engelhardt, Otetch, Zapiski, février 1882.