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profondément, la tradition et le souvenir d’un temps où la propriété seigneuriale n’existait presque pas encore, où presque toutes les prairies et tous les bois, en particulier, restaient en jouissance commune et indéterminée. Un instant, le paysan a été persuadé qu’il allait revenir à ce bon temps, et maintenant encore il nourrit la plus ferme conviction que le gouvernement, ayant eu le droit et le pouvoir de supprimer le servage, a non moins incontestablement le droit et le pouvoir de changer toutes les autres conditions de la propriété foncière, gênantes pour les paysans… Je crois, ajoutait le prince avec une entière franchise, que si ces lignes venaient à leur tomber sous les yeux, beaucoup des anciens députés des comités de gouvernements[1], et en particulier des pseudo-économistes polonais, se frotteraient les mains avec satisfaction, et nous rappelleraient qu’ils nous avaient prédit tout cela d’avance. Et cependant, je dois dire qu’en dépit de ces désagréments, inévitable conséquence de la grande transformation, je ne vois pas encore maintenant qu’il y eût la moindre possibilité de conduire l’affaire autrement ; aujourd’hui même, après les leçons de l’expérience, je n’hésiterais pas à répéter les conseils que nous avons donnés alors. Tous ces inconvénients prouvent seulement à mes yeux que, dans les meilleures choses, il y a un inévitable alliage de mal[2]. »

Et cela est parfaitement vrai ; en dehors de la voie suivie, Tcherkassky avait le droit de le répéter[3], il n’y avait pas d’issue possible. En dépit des sombres prédictions et des violents reproches de leurs adversaires, les Tcherkassky et les Milutine ne sauraient être rendus responsables d’un mal inhérent à la situation même, inhérent à la nature du pouvoir souverain, aussi bien qu’à l’obscurité ou à l’indécision du droit de propriété dans l’ancienne Russie. En

  1. Il s’agit ici des délégués des comités provinciaux de la noblesse auprès de la commission de rédaction de l’acte d’affranchissement.
  2. Lettre inédite de Tcherkassky à N. Milutine, du 23 juin 1861.
  3. Lettre de Tcherkassky à N. Milutine, du 5 mai 1861.