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d’irrévocable[1]. L’espèce de liquidation foncière, hardiment entreprise par le souverain, a sourdement donné à nombre de moujiks l’idée vague d’une autre liquidation sociale, d’une autre opération agraire, plus vaste et plus avantageuse, dont d’équivoques amis du peuple font au loin flotter à ses yeux le mirage. La propagande révolutionnaire et l’esprit radical, impatients de tout compromis et de toute mesure, s’appliquent, depuis trente ans, à représenter l’œuvre impériale comme illogique en principe et insuffisante dans la pratique. D’accord en cela avec les secrets instincts du moujik, les révolutionnaires s’évertuent à lui montrer, dans une nouvelle expropriation des pomêchtchiks et une nouvelle distribution de terres, le complément naturel de l’œuvre inachevée de l’affranchissement.

À cet égard, nous ne saurions le nier, la secousse donnée à tout l’édifice social par cette première et grande réforme, qui en prétendait élargir et affermir les bases, a imprimé aux idées morales, aux notions juridiques, aux conceptions politiques du peuple, un ébranlement dont, après plus de vingt ans, le pays n’est pas encore remis. Malgré toutes les sages précautions, malgré tous les ingénieux tempéraments des conseillers de la couronne, on peut dire qu’en ce sens cette libération des serfs, si habilement calculée, si heureusement conduite, n’a pas été étrangère au progrès de l’esprit radical ; on peut dire qu’en donnant un aliment aux convoitises agraires, elle a malgré elle fourni des armes, avec des exemples ou des prétextes, aux ennemis de l’ordre et de la propriété.

C’est la faute de la situation, la faute des choses mêmes et non des personnes. Les plus justes, les plus indispensables, les mieux combinées des révolutions ont souvent, sur l’existence nationale ou sur l’âme populaire, de ces

  1. Dans un des districts les plus favorisés en 1861, un fonctionnaire demandait, quelques années plus tard, aux paysans s’ils étaient satisfaits. « Oui, petit père, répondirent-ils ; mais nous espérons bien que le tsar n’oubliera pas nos enfants ; et qu’il leur donnera à eux aussi des terres un jour. »