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a rapidement pris conscience de ses droits, et il est prêt à les défendre par tous les moyens envers et contre tous. Cela s’explique aisément ; l’ancien serf, habitué à regarder le tsar comme son protecteur naturel, n’avait jamais cessé d’espérer la liberté, et, dans ses rapports avec son maître de la veille, il est toujours porté à compter sur l’appui du gouvernement. Dès les premiers mois de l’application du nouveau statut, l’un des principaux membres de l’ancienne commission de rédaction, lui-même grand propriétaire, G. Samarine, dans ses lettres à son ami Milutine, se félicitait de ce qu’il appelait la transfiguration du peuple, et se réjouissait hautement de voir les paysans faire leur éducation civile dans leur lutte avec la noblesse[1]. Pour les plus généreux défenseurs du moujik, comme pour l’éloquent publiciste slavophile, c’était là le point capital : à leurs yeux les avantages matériels de l’affranchissement ne venaient qu’en seconde ligne. L’essentiel pour eux, on le voit par la correspondance de Milutine, de Tchcrkassky et de Samarine, c’était de relever le peuple, de donner au paysan conscience de sa personnalité et de ses droits d’homme libre, dussent ses maîtres de la veille souffrir parfois d’être « la meule contre laquelle se polissait le peuple[2] ».

Le moujik a d’ordinaire pris pleinement conscience de

  1. Samarine, qui d’ordinaire passait non sans quelque raison pour pessimiste, écrivait ces lignes, qui sembleront peut-être aujourd’hui empreintes d’un excès d’optimisme : « Sans aucune exagération, le peuple est transfiguré de la tête aux pieds. Le nouveau statut lui a délié la langue, il a brisé l’étroit cercle d’idées où, comme enfermé par un sortilège, le peuple tournait en vain, faute d’issue à sa situation. » (lettre à Milutine du 19 mai 1861). Et quelques mois plus tard, revenant sur la même idée, Samarine répétait : « Le statut a fait son œuvre. Le peuple s’est redressé et s’est transformé : aspect, démarche, parole, tout a changé chez lui. Cela est acquis (dobyto), cela est impossible à supprimer et c’est là le principal. Dans leur lutte avec l’autre classe, les paysans font maintenant leur éducation civile. » (Lettre du 11 nov. 1861.)
  2. « Nous autres, propriétaires, nous sommes la meule contre laquelle s’aiguise et se polit le peuple. Je ne dissimule pas que, pour nous, ce rôle est parfois pénible. » (Lettre de Samarine du 11 nov. 1861.)