Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/476

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la liberté a pénétré au foyer. Comme le serf s’est affranchi du joug de son seigneur, le fils tend à s’émanciper de l’autorité paternelle, jusque-là demeurée presque absolue. Les jeunes ménages veulent vivre indépendants de leurs parents, chacun prétendant avoir sa maison et son champ[1].

En excitant le goût de l’indépendance et en rendant au paysan la liberté d’aller et de venir, l’émancipation doit tourner à la longue au profit des villes et au profit des régions naturellement les plus riches et les plus fertiles, aux dépens peut-être des plus pauvres, où la population n’est plus retenue par la barrière artificielle du servage.

Les habitants, comme les capitaux, tendent à se porter de plus en plus là où le travail est le plus rémunérateur. La colonisation des steppes arables du sud ou de l’est et des lointaines dépendances de l’empire doit ainsi bénéficier de la rupture des chaînes du servage. Si elle n’en a point reçu une plus vive impulsion, c’est qu’elle a rencontré un obstacle dans l’organisation administrative qui lie encore les paysans les uns aux autres, dans la commune solidaire. C’est en grande partie cette institution qui a retardé la transformation ; mais, en entravant et ralentissant les effets de l’émancipation, elle en a peut-être aussi prévenu ou amorti le contre-coup.

Un des principaux, et naturellement aussi l’un des plus lents bienfaits de la liberté, ce sera l’amélioration morale du serf et du maître, du moujik et du pomêchtchik. Paysans et propriétaires à l’âge d’homme ont grandi sous le règne du servage ; les uns et les autres se ressentent de l’éducation que leur a donnée ce triste précepteur. Beaucoup des défauts reprochés à la noblesse russe, beaucoup des défauts imputés au peuple proviennent de ces démoralisantes

  1. Un des hommes qui ont le mieux connu la Russie, M. F. Le Play, avait, dans sa Réforme sociale, t. Ier, chap. iii, signalé d’avance, non sans inquiétude, cette conséquence probable de l’émancipation. — Sur cette révolution dans les mœurs rurales, voyez ci(dessous ; livre VIII, chap. ii.