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ils ont été contraints de songer eux-mêmes à leurs affaires, contraints de s’adapter à des besoins nouveaux et de lutter avec des difficultés inconnues, de transformer leurs procédés d’exploitation ou du moins leur mode d’administration, de recruter des ouvriers et de débattre le prix du travail, de louer leurs terres à bail ou de les cultiver de compte à demi avec leurs anciens serfs, toutes choses souvent compliquées, dans un pays où fermiers et capitaux sont rares et où tout paysan a son coin de terre à cultiver[1].

Aux yeux de plus d’un propriétaire morose, tous ces tracas ne sauraient être compensés par un accroissement de revenu. Puis, en dehors des grandes difficultés, il y a les petits ennuis qui ne sont pas toujours les moins sensibles. Il en est un, par exemple, dont j’ai souvent entendu se plaindre. Autrefois la plupart des manoirs seigneuriaux étaient à la porte des villages, pour que le seigneur régnât de plus près sur ses sujets. Aujourd’hui que les maisons des paysans, leur petit enclos et les terres du village appartiennent au moujik, le propriétaire, qui n’a pu se construire une nouvelle habitation isolée, reste voisin immédiat de paysans qui ont cessé de lui être soumis, qui n’ont plus même avec lui aucuns rapports administratifs et dont les terres sont enclavées dans les siennes. Ce voisinage lui est incommode, il finit par trouver qu’il n’est plus chez lui, il s’irrite d’être si près de moujiks ivrognes ou voleurs. Plus d’un, pour ce motif en apparence futile, déclare la campagne inhabitable.

De toutes les conséquences de l’émancipation, l’une des plus dignes d’attention est assurément la décadence des mœurs patriarcales, non seulement dans les rapports des propriétaires et des paysans, mais dans l’izba du moujik. En même temps que les liens du maître et du serf, s’est relâché le lien du père et des enfants, le lien de la famille. Le goût

  1. Le lecteur trouvera à ce sujet plus d’un détail intéressant dans la Russia de M. Mackensie Wallace, t. II, ch. xxxi.