Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’est pour beaucoup d’entre eux transformé en une servitude fiscale d’un demi-siècle[1].

Avec des paysans ainsi accablés de taxes et redevances, l’émancipation n’a pu rapidement améliorer ni le bien-être du peuple ni la culture du sol. Si, en certaines régions, le moujik paraît mieux vêtu et mieux nourri, s’il consomme, par exemple, un peu plus de thé et de sucre, s’il achète de la terre et place même aux caisses d’épargne, on ne peut s’étonner d’entendre dire qu’ailleurs le paysan semble plus pauvre qu’au temps du servage. L’émancipation, qui a souvent enrichi les contrées riches, a parfois peut-être appauvri les contrées pauvres. Les statistiques officielles ont ainsi constaté qu’en maint district le nombre des bestiaux avait diminué, et, avec le manque de bétail, avec le défaut d’instruments de travail et de fumier, la culture, déjà primitive du moujik, loin de progresser, est parfois en décadence depuis l’émancipation. Les terres se sont épuisées, les champs ont même été parfois abandonnés ; en mainte région les mauvaises récoltes et la disette sont devenues presque périodiques.

Pour compenser toutes les inégalités et répartir plus équitablement les charges de l’émancipation entre les diverses contrées, il eût fallu que l’État pût prendre directement à son compte une portion au moins des redevances de rachat, au lieu de se borner à en faire l’avance au paysan. Cela en somme eût été de toute justice : car l’État

  1. Toutes les administrations locales se plaignent de la disproportion entre les impôts directs et le revenu de la terre. D’après une enquête faite en 338 districts, il n’y en aurait pas eu 10 où la position des paysans affranchis fût réellement satisfaisante. Les impôts dépassant le revenu du sol tombent en fait sur le travail personnel du cultivateur. Pour ne pas assombrir à l’excës ce tableau, il ne faut point oublier qu’une moitié du peuple des campagnes, les paysans des domaines, sont d’ordinaire dans une situation meilleure que les anciens serfs. Ils ont généralement plus de terre et ils la payent moins cher. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, on a calculé que les premiers acquittaient moins de 2 roubles par desiatine et les seconds près de 3 roubles ; que, en moyenne, ceux-là étaient taxés à 9 roubles 33 kopeks et ceux-ci à 11 roubles 70 kopeks. (Voyez Vasilitchikof, Zemlevladénié i senle délié, t. II, p. 658-661.)