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tement, cet affaissement moral qui suit les grands efforts, après que l’excitation de la lutte est tombée. En Russie, la réaction a été d’autant plus vive, le désenchantement d’autant plus amer que le pays était plus jeune et qu’il avait la fière confiance de la jeunesse en sa propre toute-puissance. Il ne faut donc pas s’étonner du désappointement qui, bien avant le meurtre du tsar Alexandre II, perçait de toutes parts dans l’opinion et dans la presse ; il ne faut point ajouter trop de foi aux doléances du pessimisme qui, depuis les attentats nihilistes, se donne souvent libre carrière. De même que, chez nous, on a proclamé l’avortement de 1789 et la banqueroute de la Révolution, en Russie on a dénoncé la banqueroute de l’émancipation et l’avortement des réformes. L’opinion déçue s’est, dans les provinces surtout, désintéressée des questions qui la passionnaient sous le règne de l’empereur Alexandre II. De telles heures de dépression sont inévitables dans la vie des peuples : on aurait tort de trop en rejeter la faute sur l’inconstance russe. En tout pays, l’arbre grandit lentement au gré de la main qui l’a planté, et les yeux sont toujours prêts à s’étonner de ne point voir plus tôt de fruits aux branches.

Non contents de se plaindre presque universellement de la lenteur des progrès effectués, beaucoup de Russes proclament, comme une sorte d’axiome, que la situation du peuple des campagnes est pire qu’avant l’émancipation. Cette espèce de paradoxe est presque devenu un lieu commun, tant les souffrances et les embarras du présent ont fait vite oublier les maux et les hontes du servage.

On s’attendrait à rencontrer surtout cette opinion chez les hommes qui, par leur éducation, leurs principes ou leur âge, sont partout portés à prôner le passé. Or, il est loin d’en être toujours ainsi : aux regrets des panégyristes temporis acti répondent les doléances des progressistes, les moins effrayés des innovations. Chose singulière, c’est dans ce dernier camp que le pessimisme s’affiche souvent avec le