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satisfait, le plus content de son œuvre n’est peut-être pas l’empire du Nord.

Comment expliquer cette apparente anomalie ? Elle s’explique avant tout par l’excès même des espérances qui, chez le Russe, plus que chez tout autre peuple, dépassent la réalité, par l’ardeur des désirs, toujours trompés par la possession. Comme le serf ignorant, le politique et l’écrivain, le public et l’opinion avaient, eux aussi, nourri des illusions. Les Russes cultivés avaient entrevu dans leurs songes un Ëden terrestre presque aussi chimérique que l’Eldorado rêvé du moujik ; ils avaient vu une Russie libre, toute nouvelle, toute différente de la Russie du servage. Or, le changement n’a été ni aussi rapide, ni aussi profond qu’on l’avait présumé ; la métamorphose soudaine n’a pas eu lieu. De là les déceptions, le désenchantement, le découragement de beaucoup des meilleurs esprits. C’est là un point sur lequel il importe de ne pas prendre le change : l’émancipation et toutes les grandes réformes, qui lui servent de cortège, n’ont pas amené dans les mœurs, dans les relations sociales, dans la vie nationale, tous les changements qu’en auguraient adversaires et partisans. Les conséquences en bien ou en mal ont été moins grandes, moins visibles, moins frappantes que ne l’espéraient les uns, que ne le craignaient les autres. Après avoir tant discuté, après avoir eu de si ambitieuses visées ou de si sombres appréhensions, progressistes et conservateurs ont été surpris de se retrouver tellement au même point, surpris d’avoir si peu marché. À cet égard, la Russie ressemble un peu à un homme qui aurait subi une dangereuse opération et qui, n’en sentant pas tout le bien qu’il en attendait, se montrerait à la fois satisfait d’en être sorti et mécontent de ne pas s’en trouver mieux.

La Russie n’est pas le seul pays qui ait passé par ces douloureuses et contraires impressions. Nous aussi, à la veille et au lendemain de nos révolutions, nous n’avons que trop connu ces alternatives d’enthousiasme et d’abat-