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cherchent à se persuader qu’ils ont été frustrés. Dans un village de ma connaissance, les femmes reprochent aujourd’hui aux hommes leur imprévoyante décision. « Vous êtes des malheureux, leur disent-elles ; grâce à vous, nos enfants seront toujours des mendiants. » De ce mécontentement et de l’inégale situation des diverses communes, selon les conditions par elles acceptées, les artisans de désordre ont, dans certains districts, essayé de tirer parti pour la propagande révolutionnaire.

Tous les paysans sont loin d’avoir les mêmes motifs de regrets, la plupart cependant ont eu le même sentiment de déception. Les mieux traités n’ont pas trouvé dans la liberté la fée merveilleuse dont la main devait magiquement transformer leur izba. L’attente éveillée dans les masses populaires par le nom d’émancipation, attente surexcitée par des aspirations séculaires, était trop haute, trop chimérique pour n’être pas déçue par la réalité. Dans les songes du serf, l’image de la liberté se colorait de teintes d’autant plus chaudes, d’illusions d’autant plus brillantes que les formes en étaient plus vagues. Le moujik émancipé a souvent oublié les maux du servage, la corvée, l’obrok ; il est tenté de ne plus voir que les charges présentes et l’évanouissement de ses rêves. « Le père, disait devant moi, en parlant de son mari défunt une vieille femme d’un village des bords du Bytiouk, le père avait, au temps du manifeste, vu une nuit un champ en rêve, et au matin il me dit : Je sais ce que cela signifie ; nous ne serons jamais libres. » Pour cette vieille paysanne, ce mot avait un sens profond ; quinze ans après elle y voyait encore une sorte de prophétie ou de divination. Comment entendait-elle ce songe mystérieux ? Le champ, entrevu par son mari, était-il

    1882, avaient accompli le rachat sans le secours de l’État, dussent être regardés comme les plus fortunés ; en fait, il en est tout autrement, la plupart s’étant contentés du quart de lot gratuit, de sorte qu’en réalité il n’y avait pas de rachat. Ce qu’on serait tenté de prendre comme un signe de la richesse du paysan est plutôt un indice de sa pauvreté.