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le gouvernement de Voronège. Un séminariste en vacances, revenant de la campagne sans argent et ne sachant comment avoir des chevaux pour achever sa route, imagina de s’en procurer aux dépens de la crédulité du moujik. « Je suis, disait-il aux paysans, un grand-duc voyageant incognito, en télègue, pour juger par moi-même de votre situation et voir ce que, dans votre intérêt, il faut changer à l’acte d’émancipation. » La ruse réussit : le séminariste fit ainsi plusieurs postes, gratuitement hébergé, voituré et remercié par ses dupes. De nombreux procès politiques ont montré, de 1879 à 1883, combien sur ce point le moujik est encore prêt à se laisser mystifier.

Pour comprendre la position matérielle et les sentiments des paysans émancipés, il faut savoir quelles sont les conditions de ce difficile partage de la terre, de cette sorte de liquidation, entre le propriétaire noble et l’ancien serf, que depuis 1861 poursuit la Russie. Le principe adopté par le gouvernement est un compromis. Les paysans durent avoir la jouissance perpétuelle de leurs maisons, de l’enclos y attenant et, en plus, de lots de terre équivalents aux champs dont ils avaient traditionnellement la jouissance ; mais ces terres, les paysans en durent racheter la propriété au pomêchtchik, qui les leur dut céder. Il y a cependant toute une classe de serfs qui a été émancipée sans terre et, par suite, sans rachat ; ce sont les serfs domestiques, les gens de la cour (dvorovyé lioudi), c’est-à-dire les serfs employés au service intérieur du maître. Pour ne point leur allouer de terre, on avait une bonne raison : c’est que d’ordinaire ils n’en avaient point au temps du servage, que le plus souvent ils avaient entièrement abandonné la vie agricole. Les dvorovyé ont donc reçu purement et simplement la liberté personnelle. Pour eux, l’émancipation a été presque immédiate ; après une prolongation de deux années de service gratuit, ils ont pu quitter leurs maîtres ou se changer en domestiques salariés. C’est parmi ces dvorovyé, dont beaucoup sont venus grossir la popula-