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les fallacieuses promesses des émissaires démocratiques ou les menteuses chimères des prophètes de village. Le serf, habitué à l’arbitraîre et étranger à l’idée de légalité, le moujik, qui en toutes choses a peu le sens du définitif et de l’irrévocable, se persuade difficilement que l’acte d’émancipation puisse être irrévocable et définitif. Ce peuple encore enfant, attendant tout de l’intervention du tsar ou de la grâce de Dieu, espérait vaguement un soudain changement de fortune, une brusque et brillante métamorphose[1].

Les traces de ces idées ou de ces rêves sont visibles dans mainte secte du raskol, dans les sectes millénaires qui prêchent le prochain établissement du royaume de Dieu. Plusieurs années encore après l’acte d’émancipation, des prophètes populaires tels qu’un certain Pouchkine, dans le gouvernement de Perm, annonçaient que, selon la volonté du ciel, la terre devait être concédée au paysan gratuitement. Un peu plus tôt, en 1861, était apparu dans la région de Kazan un samozvanets, ou pseudo-tsar à la vieille mode russe : un certain Antoine Petrof s’était donné aux paysans comme l’empereur, chassé de sa capitale par les nobles et les tchinovniks qui, d’un commun accord, avaient falsifié son manifeste aux dépens du peuple. Contre ce Pougatchef au petit pied et les paysans rassemblés autour de lui, il avait fallu employer la force et la troupe. Les illusions politiques se mêlaient ainsi aux illusions religieuses, les fraudes des imposteurs ou des mauvais plaisants aux hallucinations des illuminés. J’en citerai un curieux exemple, arrivé à ma connaissance dans

  1. « Voici la question capitale du moment, écrivait encore Samarine à Milutine le 19 mai 1861 : dans l’espace de ces deux ans, au fur et à mesure de l’introduction des contrats réglementaires ; le bien-être matériel des paysans se sera-t-il assez amélioré, le passage des redevances (obrok) au rachat de la terre sera-t-il assez avancé pour que le peuple, instruit par la lente route de l’expérience, se réconcilie à l’idée d’un progrès régulier et graduel, dans les limites du « statut », et renonce au vague espoir de voir son Eldorado réalisé par je ne sais quel coup d’État ? — That is the question. »